Les compositrices sont encore considérées comme un phénomène de société exceptionnel qui suscite toujours des interrogations. Pourtant, à toutes les époques, du Moyen Âge à nos jours, elles furent nombreuses à composer, parfois avec beaucoup de difficultés sur leur chemin. Sous le règne de Louis XIV, quelques-unes se lancèrent dans cette voie, généralement par des pièces de clavecin ou par des airs. Des noms tels que ceux de Louise Henriette de Mars, mesdemoiselles Bataille, Denis, Herault, Herville, Laurent, de Ménetou, Sicard... sont parvenus jusqu’à nous, mais le peu d’œuvres conservées nous laissent sur notre faim pour émettre quelque jugement sur l’intérêt de ces productions.
Deux femmes attirent néanmoins plus particulièrement l’attention. D’une part, la Vénitienne Antonia Bembo qui, âgée d’une trentaine d’années, arrive à Paris où elle passe le reste de sa vie au couvent de la Petite Union Chrétienne des Dames de Saint-Chaumont, pensionnée par le roi. Là, elle compose nombre de pièces sacrées et profanes, dédiées à Louis XIV ou aux membres de la famille royale, parfois de grande envergure comme son Te Deum avec chœur et orchestre ou l’opéra Ercole amante écrit en 1707 sur le livret de Francesco Buti que Cavalli avait mis en musique presque cinquante ans auparavant. D’autre part, la figure féminine majeure du Siècle de Louis XIV, Élisabeth Jacquet de La Guerre, au nom à la fière allure, claveciniste prodige saluée par la cour et le roi, puis menant une carrière couronnée de succès où elle fut louée tant comme interprète que comme compositrice.
Paris, 1665
Fille de Claude Jacquet, organiste de l’église de l’Île-Saint-Louis à Paris, Élisabeth naît au mois de mars 1665 (son acte de baptême date du 17 de ce mois). La famille Jacquet compte trois autres enfants, Nicolas, Anne et Pierre, lesquels, chose remarquable, seront tous musiciens, filles comme garçons. Après avoir occupé la tribune de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Pierre prend la succession de son père à Saint-Louis. Nicolas est aussi organiste, mais en province où on le trouve titulaire de l’église Saint-Pierre à Bordeaux. Quant à Anne, elle entre très jeune au service de Mademoiselle de Guise qui a réuni dans son hôtel particulier un groupe de musiciens d’une quinzaine d’exécutants. Elle y côtoie en particulier Marc-Antoine Charpentier qui compose pour l’ensemble et participe aux exécutions avec sa voix de haute-contre. Anne ne chante pas mais joue du clavecin ou l’un des deux dessus de viole que Charpentier utilise dans les pièces écrites pour le lieu.
Cependant, la plus douée des quatre enfants Jacquet est incontestablement Élisabeth. Initiée très tôt au jeu du clavier par son père, elle fait de tels progrès que Claude Jacquet, sûrement nanti de hautes protections, présente l’enfant précoce âgée seulement de cinq ans à Louis XIV qui l’encouragea à « cultiver le talent merveilleux que lui avait donné la Nature ». Le concert d’applaudissements accompagnant les apparitions d’Élisabeth Jacquet à la cour et l’attachement du roi à l’enfant prodige incitent madame de Montespan, alors favorite du monarque, à garder Élisabeth Jacquet « trois ou quatre ans auprès d’elle pour s’amuser agréablement, de même que les personnes de la Cour qui lui rendaient visite, en quoi la jeune Demoiselle réussissait très bien ». De ses années passées à la cour de France, Élisabeth gardera un souvenir toujours vivace et ne perdra jamais une occasion de remercier Louis XIV de ses bienfaits, en les évoquant inlassablement dans les dédicaces de ses œuvres, avec émotion et reconnaissance, jusqu’à la mort du roi. En 1684, la jeune fille se marie avec l’organiste Marin de La Guerre et quitte le monde doré de Versailles pour Paris. Très vite, elle y donne des leçons et des concerts forts prisés : « Le mérite et la réputation de Mme de la Guerre ne firent que croître dans cette grande ville, et tous les grands musiciens et les bons connaisseurs allaient avec empressement l’entendre toucher le clavecin ».
Les premières compositions connues d’Élisabeth Jacquet ne sont pourtant pas destinées au clavecin ; elles consistent en de petites œuvres dramatiques jouées à la cour comme ce petit opéra chanté en juillet 1685 chez le Dauphin et dans l’appartement de Madame de Montespan ce même mois ou une pastorale représentée plusieurs fois devant Louis XIV. Élisabeth Jacquet évoque elle-même une pièce donnée chez la Dauphine et « la réputation que le bruit de cette nouveauté [lui] a acquise jusque dans les pays étrangers. Tous ces avantages — ajoute-t-elle — ont été des marques indubitables du succès inespéré de mon coup d’essai ». La musicienne fait aussi allusion à la commande d’un divertissement pour le mariage de Mademoiselle de Nantes avec le duc de Bourbon célébré le 24 juillet 1685, même si, déçue, elle écrit : « La fortune n’a pas voulu qu’il ait servi à célébrer cette auguste fête, encore qu’il fût prêt assez à temps ». Toutes ces œuvres ont disparu. Seul subsiste un livret manuscrit portant le titre de Jeux à l’honneur de la victoire datant probablement des années 1691-1692. La dédicace laisse entendre que si ce n’est pas la première pièce qu’elle présente à Louis XIV, celle-ci est pour la première fois destinée au public : « Dès l’âge le plus tendre (ce souvenir me sera éternellement précieux), présentée à votre illustre Cour, où j’ai eu l’honneur d’être pendant plusieurs années, j’ai appris, Sire, à vous consacrer toutes mes veilles. Vous daignâtes dès lors agréer les prémices de mon génie, et il vous a plu depuis d’en recevoir encore quelques productions. Mais ces marques particulières de mon zèle ne me suffisaient pas, et je respirais l’heureuse occasion d’en pouvoir donner de publiques. Voilà ce qui m’a portée à faire ce ballet pour le théâtre ».
Premier Livre de Pièces de Clavessin
À l’âge de vingt-deux ans, la musicienne se lance ouvertement dans le monde musical avec la publication de son Premier Livre de Pièces de Clavessin. Le Mercure Galant annonce la parution de l’ouvrage, soulignant que Louis XIV, à qui le livre est dédié, « l’a reçu avec cet air obligeant qui lui est si ordinaire, et lui a marqué qu’il ne doutait point que cet ouvrage ne fût parfaitement beau ». Ces pièces font partie des rares recueils de clavecin publiés en France au XVIIe siècle, avec ceux de Chambonnières, de Lebègue et de d’Anglebert. Comme les Pièces de Clavecin de d’Anglebert, celles d’ Élisabeth Jacquet se répartissent en groupes de danses à l’agencement déjà quasiment parfait qui deviendra le modèle de la suite française : allemande, courante, gigue et menuet final avec parfois l’adjonction d’autres danses (canaries, chaconnes et gavotte). La principale originalité de ce recueil provient également des préludes non mesurés et de la Tocade, francisation de la toccata italienne, pièce unique dans la musique de clavecin française de l’époque. Comme Louis Couperin qui excellait lui aussi dans la forme du prélude, la musicienne juxtapose dans les siens des sections non mesurées à d’autres obéissant à une mesure donnée. La Tocade, plus développée que les préludes, amplifie le principe de juxtaposition de sections de caractère différent, typique des toccatas de Frescobaldi ou Froberger. Cet art noté de l’improvisation rend compte du « talent merveilleux » d’ Élisabeth Jacquet pour « préluder et jouer des fantaisies sur le champ ; et quelquefois pendant une demie heure entière elle suivait un prélude et une fantaisie avec des chants et des accords extrêmement variés et d’un excellent goût qui charmaient les auditeurs ».
Céphale et Procris
Après les succès ayant émaillé sa jeune carrière, Élisabeth Jacquet de La Guerre mit sans doute beaucoup d’espoir dans la création de sa tragédie lyrique Céphale et Procris, première œuvre de ce genre donnée par une femme à l’Académie royale de musique. Hilaire Rouillé du Coudray, correspondant de Madame de Sévigné, aussi : « Je fais grand fond sur le nouvel opéra de la petite La Guerre. J’en ai vu deux répétitions ; il sera fort bon ». De même les frères Parfaict dans leur Histoire de l’Académie royale : « Si les louanges prématurées assuraient le succès d’une pièce, jamais opéra n’en aurait eu un semblable. Les noms de Duché et de Mlle de La Guerre retentissaient par tout Paris. On tombait en extase aux répétitions de ce poème, et malheur à ceux qui auraient osé dire qu’il fallait attendre le jugement du public. Ce jour arriva ; quel changement ! Il fut total, et l’opéra expira à sa cinquième, ou sixième représentation ». La première eut lieu le 15 mars 1694 et la partition fut imprimée la même année avec une dédicace à Louis XIV : « Sire, l’attention que par votre bonté singulière Votre Majesté a daigné donner à quelques-unes de mes compositions de musique, et l’approbation dont elle les a honorées plus d’une fois, m’ont donné le courage d’entreprendre celle-ci, la force de l’exécuter, et la confiance de l’offrir à V. M. Si je n’ai pu par le malheur de mon sort employer ma vie à son service, ni par de grands talents travailler pour sa gloire, je me trouverai toujours très heureuse et assez distinguée, d’en avoir cultivé un dès mon enfance, duquel au moins je puisse contribuer à son divertissement dans les courts intervalles de ses grandes et importantes occupations... ».
L’ auteur du livret, Joseph-François Duché de Vancy, s’était inspiré du Livre VII des Métamorphoses d’Ovide et du Livre III de L’ Art d’aimer du même auteur. Tout en restant fidèle aux principaux personnages (Céphale et Procris), à certaines données de l’histoire (l’attrait d’Aurore pour Céphale, les amours contrariées de Céphale et Procris par les dieux, les doutes de Procris sur la fidélité de Céphale, la mort de Procris), le poète a accordé une place plus importante à l’Aurore et mis en scène Borée, présent dans le Livre VI des Métamorphoses, mais dont le rôle dans la tragédie est tout autre. Duché de Vancy a également tiré de son imagination la mort de Céphale et l’intrigue amoureuse secondaire entre Arcas et Dorine. Leurs querelles malicieuses servent de contrepoint comique au couple tragique de Céphale et Procris. Mais il faut reconnaître que ce livret de la main d’un poète encore inexpérimenté n’est pas de premier plan ; la progression dramatique est mal conduite et les vers loin d’être du niveau d’un Quinault ou d’un Thomas Corneille. Du point de vue musical, Céphale et Procris renferme les ingrédients de la tragédie lyrique telle que Lully l’avait conçue vingt ans auparavant, avec un prologue à la gloire du roi et cinq actes. Malgré les carences de la tragédie, Élisabeth Jacquet a su néanmoins en tirer le meilleur parti, offrant notamment au personnage de l’Aurore son épaisseur psychologique et trouvant des accents déchirants dans les grands airs de Procris et de Céphale.
L’ échec de Céphale et Procris toucha certainement Élisabeth Jacquet qui abandonnera, à l’avenir, tout autre projet dramatique et attendra même treize ans avant d’offrir une nouvelle œuvre au public. Toutefois, à la même époque, elle travaille à un genre encore tout neuf en France, celui de la sonate.
Les Sonates
En 1695, Sébastien de Brossard copie ses premières compositions (quatre sonates en trio, deux pour violon seul et basse continue), les trouvant « délicieuses ». Comme celles de ses con-temporains (Marc-Antoine Charpentier, François Couperin, Jean-Fery Rebel, Sébastien de Brossard) dont les sonates datent également des dernières années du siècle, celles de la musicienne ne présentent pas un nombre fixe de mouvements. Variant de cinq à huit, la plupart s’enchaînent, alternant d’une manière générale mais non systématique sections lentes et vives. Toutes s’ouvrent par un Grave, typique de la sonate d’église des Italiens. À la manière de Corelli, inspirateur des Français, certains mouvements rapides se concluent par un court Adagio. De même que François Couperin, par ailleurs son cousin et peut-être son modèle, la musicienne mêle tradition française (grâce de la mélodie, liberté dans l’agencement de la forme, présence sous-jacente de la danse) et influence italienne (physionomie tonale des thèmes et traitement séquentiel, expressivité des mouvements lents, recherche harmonique). Elle varie aussi son instrumentation dans le cours de ses sonates, n’utilisant par endroits qu’un seul violon dans les sonates en trio à l’égal encore de Couperin, ou offrant à la basse de viole un rôle de soliste à l’imitation de Charpentier et de Rebel.
De 1694 à 1707, aucune publication d’Élisabeth Jacquet ne voit le jour. Déçue par l’échec de Céphale et Procris, la musicienne tait désormais ses ambitions pour le théâtre. Le Premier Livre de clavecin en laissait pressentir un second qui ne paraît pas. Les gazettes jusque-là si prodigues d’éloges se taisent. Où chercher les raisons d’un tel silence ? Peut-être dans ces années, lourdes de soucis et de chagrins, au cours desquelles Élisabeth Jacquet voit disparaître peu à peu ceux qu’elle aime : son père, sa mère, son mari, son frère Nicolas. Toutefois, l’événement le plus tragique fut, à n’en pas douter, la perte de son seul enfant, prodige du clavecin comme elle, disparu à l’âge de dix ans. Après la mort de Marin, la veuve de La Guerre signe en 1705 un bail pour un logement situé rue Regrattière dans l’Île-Saint-Louis, à l’angle du quai Bourbon. Sa situation financière semble confortable. Elle loue un grand appartement dans lequel elle continue d’offrir ses concerts et de dispenser ses leçons. Désormais seule dans la vie et malgré quelques biens et sommes d’argent provenant de la succession de son époux, elle ne peut en effet compter que sur elle-même pour pourvoir à son avenir. Mais il faut aussi comprendre qu’à cette époque, une veuve est une femme libre. Elle n’a plus besoin de l’autorisation de son mari pour la moindre démarche juridique, elle dispose pleinement de ses biens, elle peut signer en toute indépendance les contrats de son choix, prendre les décisions en son nom propre. Élisabeth va user de cette autonomie toute nouvelle pendant les vingt-cinq ans qu’il lui reste à vivre. Pour l’instant, elle pense surtout de nouveau très fort à la composition. Les projets ne manquent pas ; certes, plus d’opéras, mais de la musique instrumentale, des pièces de clavecin et des sonates que cette fois elle prévoit de publier. Et puis aussi de la musique vocale, des cantates à la manière italienne, genre pour lequel les Français commencent à montrer de l’intérêt. En l’espace de quatre ans, de 1707 à 1711, se succèdent un recueil groupant les Pièces de Clavecin qui peuvent se joüer sur le Viollon et six Sonates pour le Viollon et pour le Clavecin, puis deux livres de cantates spirituelles.
La dédicace commune des Pièces de clavecin et des Sonates témoigne encore de la fidélité de la compositrice à Louis XIV : « Quel bonheur pour moi, Sire, si mon dernier travail recevait encore de Votre Majesté ce glorieux accueil dont j’ai joui moi-même presque dès le berceau, car, Sire, permettez-moi de vous le rappeler, vous n’avez pas dédaigné mon enfance : vous preniez plaisir à voir naître un talent que je vous consacrais ; et vous m’honoriez même alors de vos louanges, dont je ne connaissais pas encore tout le prix. Mes faibles talents se sont accrus dans la suite : j’ai tâché, Sire, de mériter de plus en plus votre approbation qui m’a toujours tenu lieu de tout ; et je compte pour les seuls beaux jours de ma vie, ceux où je puis donner à Votre Majesté quelque nouveau témoignage du zèle respectueux, et de l’entier dévouement avec lequel je suis, Sire, de Votre Majesté, la très humble et très obéissante servante, et très fidèle sujette Élizabeth Jacquet ».
Le recueil des Pièces de Clavecin est constitué de deux suites représentatives de l’évolution de la forme au XVIIIe siècle. L’ expansion du nombre de mouvements dans la suite en ré mineur annonce les Livres de François Couperin, alors que la concision de celle en sol majeur appelle un rapprochement avec la sonata da camera des Italiens. Mais l’aspect certainement le plus novateur de ce livre apparaît dans son titre : Pièces de Clavecin qui peuvent se joüer sur le Viollon. Déjà en 1687, le Mercure Galant apportait une précision intéressante à propos de l’interprétation du Premier Livre : « La plupart des pièces sont propres à être jouées sur un dessus de violon ou de viole avec une basse ». Ces œuvres constitueraient ainsi le premier exemple connu de musique de clavecin accompagnée, précédant de près de quinze ans les Six Suittes de Clavessin de Dieupart. Les pièces de 1687 et surtout de 1707 se révèlent donc prophétiques d’un genre promis à un grand avenir au XVIIIe siècle, avec notamment les Pièces de Clavecin en sonates, avec accompagnement de Violon de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville ou les Pièces de Clavecin en Concerts de Jean-Philippe Rameau.
Lorsqu’ Élisabeth Jacquet publie ses Sonates en 1707, le genre s’est bien acclimaté en France. En l’espace de seulement trois ans, dix livres ont été publiés dont les auteurs se nomment François Duval, Michel Mascitti, Jean-François Dandrieu, Charles-François-Grégoire de La Ferté et Joseph Marchand. Les sonates en trio, c’est-à-dire pour deux violons et basse continue, cèdent le pas aux sonates pour violon seul et basse continue. D’autre part, par rapport à ses premières sonates, les pièces d’Élisabeth Jacquet se distinguent par un découpage plus autonome des mouvements et une écriture plus savante du violon.
Cantates bibliques et profanes
En ce début des années 1700, le genre de la cantate, comme celui de la sonate, cultivé en Italie depuis presque un siècle parvient juste à passer nos frontières. Les raisons sont toujours les mêmes : une extrême méfiance et une très forte résistance de la France pour tout ce qui vient d’outre-monts. Dès ses premiers essais, la cantate parvient pourtant à s’imposer assez rapidement dans le paysage musical français et devient très appréciée des compositeurs. Toujours dans la mouvance de la nouveauté, Élisabeth Jacquet est présente sur ce terrain et dès 1708 offre au public six cantates sur des textes d’Antoine Houdar de la Motte qui recueillent une faveur immédiate. Elles se différencient toutefois de celles de Bernier ou de Campra en empruntant leur thématique non pas aux récits mythologiques ou allégoriques, mais à l’histoire biblique. Enhardie probablement par les éloges que ses cantates reçoivent, la musicienne édite en 1711 un second livre qui est l’objet d’un long article dans le Journal des sçavans se terminant par cette phrase : « On doit savoir bon gré à Monsieur de la Motte et à Mademoiselle de La Guerre d’avoir ramené la poésie et la musique à leur première institution, en les employant à louer l’Être suprême, et à célébrer les véritables héros ». Les Cantates françoises, sur des sujets tirez de l’Écriture d’Houdar de La Motte et d’Élisabeth Jacquet sont puisées aux sources de l’Ancien Testament : Esther, Le Passage de la Mer Rouge, Jacob et Rachel, Jonas, Suzanne, Judith, Adam, Le Temple rebasti, Le Déluge, Joseph, Jephté, Samson. Mis à part le sujet, rien ne distingue fondamentalement la cantate spirituelle de la cantate profane, épousant la même structure et utilisant le même langage. Le plan en trois grandes sections récitatif/air est respecté dans la plupart d’entre elles, avec parfois l’adjonction de symphonies. Élisabeth Jacquet observe toutefois une juste mesure entre le style propre au genre et le ton de retenue imposé par le sujet. Avec ces deux livres, elle s’affirme comme le compositeur le plus représentatif de cette inspiration spécifique de la cantate et contribue à renouveler le répertoire de musique spirituelle en français qui ne semble alors plus très en faveur auprès des compositeurs.
La prochaine publication d’Élisabeth Jacquet reste dans le domaine de la cantate, mais cette fois profane. La dédicace, la seule dans toute son œuvre qui ne soit pas adressée à Louis XIV (nous sommes en 1715, l’année de la mort du roi), est destinée à l’ Électeur de Bavière Maximilien-Emmanuel II, grand amateur de musique, lui-même joueur de basse de viole, et ayant trouvé refuge en France à la suite de sa défaite dans la guerre de succession d’Espagne. Le recueil des Cantates françoises profanes contient trois pièces, Sémélé, l’Ile de Délos et le Sommeil d’Ulisse. Les thèmes sont tirés de la mythologie. Seul, l’auteur de L’ Ile de Délos est connu. Il s’agit d’Antoine Danchet qui se rendit surtout célèbre par sa fidèle collaboration avec André Campra. L’aspect exceptionnel des cantates profanes d’Élisabeth Jacquet provient non seulement de leur dimension inhabituelle, mais aussi de leur mise en forme et de la place accordée à la partie instrumentale. Dans la première et la dernière pièces, proches de l’opéra, la musicienne semble même avoir voulu renouer avec un genre dans lequel elle s’essaya souvent, mais sans le succès souhaité. Les cantates profanes, dernier témoignage d’importance de l’art d’Élisabeth Jacquet, comptent aussi parmi ses meilleures pages. À la fin de la publication est placé un Avertissement dans lequel la claveciniste s’explique sur ses compositions et sa conception de l’art musical : « Comme les cantates que je présente au public sont un peu longues, j’ai cru devoir me borner à trois. Je les ai accompagnées de symphonies convenables aux sujets ; et j’espère que la manière dont on les trouvera diversifiées, les empêchera d’ennuyer. On m’a flattée jusqu’ici que ma musique répondait assez bien aux paroles sur lesquelles j’ai travaillé. C’est aussi ce que je me propose toujours, persuadée que des chants qui n’expriment point ce qu’on chante, quelque travaillés qu’ils soient d’ailleurs, ne peuvent que déplaire aux vrais connaisseurs, c’est à dire à ceux dont le goût s’accorde avec le bon sens ».
Un duo comique
Parmi les ultimes publications d’Élisabeth Jacquet, la plus étonnante consiste en un duo comique intitulé Raccommodement Comique de Pierrot et de Nicole. Joué durant l’hiver 1715 au théâtre de la foire Saint-Germain, il faisait partie de la pièce en deux actes d’Alain-René Lesage, La Ceinture de Vénus où à l’intérieur des dialogues récités s’inséraient quelque cent dix numéros musicaux, chantés ou instrumentaux recourant aux vaudevilles traditionnels, aux parodies d’opéras et à des airs nouvellement composés. La composition d’Élisabeth Jacquet est la plus étendue de la comédie, tout en formant le premier exemple de duo donné dans le cadre du théâtre de foire. Les personnages mis en scène sont Pierrot et Nicole qui, après s’être disputés à cause de l’inconstance de Nicole courtisée par Mezzetin, se réconcilient par l’entremise de ce dialogue chanté. Élisabeth Jacquet offre un aspect jusque-là inconnu dans ses compositions, ressortissant au registre comique dans lequel elle réussit fort bien. Œuvre mineure, certes, dans sa production, le Raccommodement Comique de Pierrot et de Nicole témoigne d’un répertoire en train de naître, celui de l’opéra-comique qui, dès cette année 1715, va se développer et s’imposer avec un succès grandissant sur la scène du théâtre français. Une dernière fois, la musicienne fait preuve de son tempérament de novatrice.
Après 1715, Élisabeth Jacquet ne fait plus guère parler d’elle. Elle ne délaisse pas la musique, mais se retire peu à peu de la vie publique. Ses dernières pièces connues consistent en de petits airs publiés entre 1710 et 1724 dans les Recueils d’airs sérieux et à boire de Ballard et dans Les Amusemens de Monseigneur le duc de Bretagne de son cousin René Trépagne. Bien que perdue, une dernière œuvre doit être encore évoquée. D’après Titon du Tillet, Élisabeth Jacquet aurait composé « un Te Deum à grands chœurs, qu’elle fit exécuter en 1721, dans la Chapelle du Louvre » pour la convalescence du futur Louis XV, alors âgé de onze ans. La disparition de ce Te Deum est d’autant plus regrettable qu’il s’agirait de l’unique incursion de la musicienne dans le domaine religieux. En 1727, la compositrice quitte le quartier familier de l’Île-Saint-Louis pour la paroisse Saint-Eustache où elle loue un appartement situé rue des Prouvaires. Le 24 juin 1729, elle fait venir son notaire afin de lui dicter son testament dans lequel elle nomme ses deux neveux, Louis et Jean-Antoine Yard, fils de sa sœur Anne, ses légataires universels. Elle s’éteint le 27 juin et est inhumée le lendemain dans l’église Saint-Eustache.
Dans un opuscule intitulé Diverses pièces en prose et en vers, au sujet du Parnasse François, on peut lire le quatrain suivant : « Digne de ces rivaux une autre Terpsicore,/ LA GUERRE, dont les airs enchantent tout Paris,/ Sur le bronze muet semble nous dire encore :/ Aux grands Musiciens, j’ai disputé le prix ». Le dernier vers sera repris comme devise, inscrite sur un médaillon de bronze reproduit dans Le Parnasse François de Titon du Tillet, où Élisabeth Jacquet figure aux côtés de cinq autres compositeurs, et non des moindres : Lully, La Lande, Campra, Marais et Destouches. Elle y paraît de profil, à un âge déjà mûr. Les traits sont réguliers, révélant une femme de caractère, digne, regardant devant elle avec assurance et volonté. Nous possédons un autre portrait dû au peintre François de Troy qui l’a représentée un peu plus jeune, accoudée à son clavecin, une feuille de musique réglée dans une main, une plume dans l’autre.
À n’importe quel moment de l’histoire de la musique, peu de femmes ont été saluées comme Élisabeth Jacquet de La Guerre le fut par ses contemporains qui lui témoignèrent autant d’estime que d’admiration, n’hésitant pas à faire ressortir son art de l’ordre du « prodige » et du « miracle », et à la qualifier même de « première musicienne du monde ».
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