Le toucher du clavecin à la lecture de François Couperin, Saint-Lambert et Rameau, par Noëlle Spieth

Le sujet de cette conférence est bien la technique du clavecin à une époque et un endroit donnés : la France au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, comme l’indique le titre de façon plus poétique.

Les trois textes étudiés sont : Les Principes du clavecin de Mr de St Lambert, 1702 ; L’Art de toucher le clavecin de François Couperin, 1716 et 1717 ; et De la mechanique des doigts sur le clavessin de Jean-Philippe Rameau, 1724 ( il sera fait mentions aussi du Traité de l’accord de l’espinette de Jean Denis 1650, des Amusemens du Parnasse de Michel Corrette 1749 et du Code de la musique pratique de Rameau, 1760, ) En fait François Couperin est au centre de cette étude, St Lambert et Rameau viennent l’expliquer, l’éclairer ou parfois le contredire. Il sera question de la position générale du corps : équilibre, épaules, coudes, poignet ; puis de la position de la main et des doigts ; puis des doigtés ; puis de quelques exemples au sujet des doigtés.

 I - POSITION DU CORPS, ÉPAULES, COUDES, POIGNETS

François Couperin : « Comme la bonne grâce est nécessaire il faut commencer par la position du corps » n’oublions jamais que « Le clavecin est d’une extrème facilité à toucher, ne fatiguant point ceux qui en jouent » (St Lambert).
Marie Demeilliez a écrit un excellent article intitulé Le corps dans les méthodes françaises pour le clavecin et le pianoforte au XVIIIe siècle [1] dans lequel elle met en regard l’évolution des conventions sociales avec celle des postures décrites. Si elle ne souhaite pas « dégager des postures musicans, porteuses d’un certain regard sur la musique, révélatrices de pratiques musicales. », le propos, ici, est que le geste musical sonne, et que des postures ou des techniques différentes donnent des résultats musicaux différents.

François Couperin : « On doit prendre une chaise de bonne hauteur » (nous y reviendrons à propos du coude) « On doit mettre quelque chose de plus ou moins hault sous les pieds des jeunes personnes, à mesure qu’elles croissent afin que leurs pieds n’étant point en l’air puissent soutenir le corps dans un juste équilibre ». Les adultes, bien sûr, ne sont pas dispensés de chercher cet équilibre : « Le milieu du corps et celui du clavier doivent se rapporter ». Plus étonnant :

On doit tourner un tant soit peu le corps sur la droite étant au clavecin, ne point avoir les genoux trop serrés et tenir ses pieds vis à vis l’un de l’autre, mais surtout le pied droit bien en dehors

Cette position était répandue encore à l’époque des « Amusemens du Parnasse » de Michel Corrette, 1749 :

Il faut se placer vis à vis le milieu du clavier, tenir le corps et la tête droits, les pieds en dehors, l’épaule droite un peu plus tournée du côté de la compagnie [...] Au contraire, pour l’orgue, c’est l’épaule gauche qu’il faut reculer afin de donner la facilité au pied gauche de toucher les pédalles »)

Quelques remarques rapides, en supplément de celles, judicieuses, de Marie Demeilliez :

  • Le claveciniste dans cette position ne s’exclut pas de son public, public d’ailleurs toujours réduit à la taille d’un salon. Il y a une dimension de conversation.
  • Cette position va encore plus loin que ce que nous constaterons dans les descriptions des coudes, poignets et mains en ce qui concerne la décontraction et l’apparente facilité qu’il faut montrer. Il n’est pas étonnant que Rameau ne parle pas de cette position, lui qui aimait les prouesses techniques qui ne doivent pas nécessairement avoir l’air faciles.

A propos des coudes, et des épaules
Rameau :

Dans toutes les positions, dans les plus grands écarts, la main obéit aux doigts, la jointure du poignet à la main et celle du coude au poignet : jamais l’épaule ne doit y entrer... Il faut que les coudes tombent nonchalamment sur les côtés, dans leur situation naturelle, situation qu’il faut bien remarquer et que l’on ne doit jamais déranger que par une nécessité absolue

deux mots importants : naturel et nonchalamment. On peut insister sur l’adverbe nonchalamment. Le mot est plus fort que souple ou décontracté, il donne une valeur positive à un adverbe qui nous semblerait péjoratif. Cela fait penser à Giulio Caccini dans Le Nuove musiche qui conseille de chanter « avec une noble négligence ».

Le poignet
F.Couperin :

Il faut que le dessous des coudes, des poignets et des doigts soient de niveau [...] ainsi on doit prendre une chaise qui s’accorde à cette règle


St Lambert : « Le poignet à la hauteur du coude, ce qui dépend du siège que l’on prend »
Rameau est en désaccord. Il commence très haut :

C’est afin que la main tombe comme d’elle même sur le clavier, qu’il faut d’abord avoir les coudes au dessus de son niveau

et finit plus bas

Quand on se sent la main formée, on diminue petit à petit la hauteur du siège jusqu’à ce que les coudes se trouvent un peu au dessous du niveau du clavier

Si on revient à la description de Couperin, et pour la préciser, par rapport à ce qu’on constate souvent aujourd’hui, on peut citer le Traité de l’accord de l’espinette de Jean Denis 1650 qui précise :

Il y a des Maitres qui font pour la main en telle sorte que le poignet est plus bas que la main, ce qui est très mauvais et à proprement dire un vice, pource que la main n’a plus de force. D’autres font tenir le poignet plus haut que la main, qui est une imperfection, pource que les doigts paroissent comme des batons droits et roides ; mais pour la bonne position de la main, il faut que le poignet et la main soient de même hauteur, s’entend que le poignet soit de même hauteur que le gros noeud des doigts de la main

On a remarqué : trop bas c’est un vice, trop haut une imperfection.

L’expérience fait constater de nos jours une grande majorité de poignets trop bas, plutôt que trop haut. Peut-être les poignets trop hauts étaient-ils plus courants à l’époque des doigtés “anciens”, en particulier pour la main droite, parce que la main gauche se servait souvent du pouce ?

On voit cette position » ancienne » dans la gravure qui orne le recueil « Parthenia » reproduite sur la couverture de l’édition Dover du Fitzwilliam Virginal Book,

À propos du poignet encore :
Rameau : « la jointure du poignet doit toujours être souple [...] Cette souplesse se répand pour lors sur les doigts »
F.Couperin : « La belle éxécution dépend beaucoup plus de la souplesse et de la grande liberté des doigts que de la force »
St Lambert : « La bonne disposition n’est autre chose qu’une grande souplesse dans les nerfs qui laisse aux doigts la liberté de se remuer subtilement » On peut bouger des doigts raides, mais pas subtilement.
Rameau : « L’exécution [des] différentes batteries et [des] différents roulements dépend sur tout de la souplesse du poignet »

Chez Couperin la liaison au dessus d’un « roulement » suppose un accompagnement du poignet (L’Art de toucher...fin des préludes 2, 4, 7 ) de même pour les déplacements avec le même doigt (L’Art de toucher...p.66 - Le Moucheron mes.15)

 II - POSITION DES MAINS ET DES DOIGTS

St Lambert :

Le premier défaut d’un maitre est de ne scavoir pas poser la main de ses écoliers » « le deffaut de mal employer ses doigts est celuy de tous qui se répare le plus difficilement


Bien que F. Couperin ne donne pas de précision, c’est également très important pour lui puisque

J’emporte par précaution la clef de l’instrument afin qu’en mon absence (les petites personnes) ne puissent déranger en un instant ce j’ai bien soigneusement posé en trois quarts d’heure [...] On devrait ne commencer à montrer la tablature aux enfans qu’après qu’ils ont une certaine quantité de pièces dans les mains. Il est presqu’impossible qu’en regardant leur livre les doigts ne se dérangent et ne se contorsionnent


St Lambert : La bonne grâce consiste à « tenir ses mains droites sur le clavier, c’est à dire ne penchant ni en dedans ni en dehors. Les doigts courbez et tous rangés au même niveau pris sur la longueur du pouce »
Rameau :

Il faut que la main soit horizontale avec le clavier, ce qui se reconnait aux jointures qui l’attachent aux doigts, où pour lors il faut la lever un peu du côté du (petit doigt) par un simple mouvement de poignet, sans qu’il s’y perde rien de sa souplesse
Le 1 et le 5 se trouvant sur le bord des touches engagent à courber les autres doigts pour qu’ils puissent se trouver également sur le bord des touches...les doigts s’arrondissent naturellement
Il faut que chaque doigt ait son mouvement particulier et indépendant des autres
Le mouvement des doigts se prend à leur racine, c’est à dire à la jointure qui les attache à la main et jamais ailleurs, celui de la main se prend à la jointure du poignet et celui du bras, supposé qu’il soit nécessaire, se prend à la jointure du coude

On l’a vu dans les passages concernant le poignet, il n’est pas immobile : il permet le mouvement de la main.
« La main se trouve pour ainsi dire comme morte et ne sert plus qu’à soutenir les doigts qui lui sont attachés » : description fondamentale.
« Le plus grand mouvement ne doit avoir lieu que lorsqu’un moindre ne suffit pas » : cette phrase peut servir de philosophie générale.
Rameau ne précise pas l’angle, ou le non-angle du poignet. S’il est en accord avec ses contemporains, les coudes, poignets et « gros nœuds des doigts » « de niveau » supposent le pouce « debout », sinon le poignet se creuse.

Encore quelques citations sur ce sujet
Rameau :

La faculté de marcher ou de courir vient de la souplesse du jarret, celle de toucher de clavessin dépend de la souplesse des doigts à leur racine
Il faut que les doigts tombent sur les touches et non pas qu’il les frappent, il faut de plus qu’ils coulent pour ainsi dire de l’un à l’autre en se succédant
Observez que le doigt qui quitte une touche en soit toujours si proche qu’il paroisse la toucher


St Lambert : « Ne levant point les doigts trop haut en jouant, et n’appuyant point aussi trop fort sur les touches »
F.Couperin : « La douceur du toucher dépend encore de tenir ses doigts le plus près des touches qu’il est possible »

On demeure très étonné de ce qu’on devine de la technique de Wanda Landovska sur les photos d’elle :


Une remarque d’organologie s’impose : cette technique demande un clavier TRÈS léger
F.Couperin :

On ne doit se servir d’abord que d’une épinette ou d’un seul clavier de clavecin pour la première jeunesse et que l’une ou l’autre soient emplumés très foiblement [...] Sy on laisse jouer un enfant sur deux claviers il faut de toutte necessité qu’il outre ses petites mains pour faire parler les touches, et de là viennent les mains mal placées et la dureté du jeu
Il faut surtout se rendre très délicat en claviers ; et avoir toujours un instrument bien emplumé. Je comprens cependant qu’il y a des gens à qui cela peut estre indifferent ; parcequ’ils jouënt également mal sur quelqu’instrument que ce soit


Rameau : pour les débuts « le clavier sur lequel on s’exerce ne saurait être trop doux », mais il décrit une évolution qui permet ensuite d’acquérir de la force et « d’enfoncer les touches les plus dures ». On ne connait pas ses limites, mais il insiste sur le fait que la main doit toujours rester légère :

n’appesantissez jamais le toucher de vos doigts par l’effort de votre main, que ce soit au contraire votre main qui en soulevant vos doigts rende leur toucher plus léger, celà est d’un grande conséquence

On peut revenir à Jean Denis :

Il faut bien prendre garde de ne pas toucher de force ny de contrainte : car qui que ce soit qui est contraint ou forcé en ses mains ou en son corps ne touchera jamais bien

il s’agit bien d’une décontraction de tout le corps.
Rameau :

La souplesse recommandée doit s’étendre sur toutes les parties du corps : une jambe roide, déplacée, des coudes serrés sur les côtés, qui s’en écartent, s’avancent ou se reculent, une grimace, enfin la moindre contrainte, tout empêche le succès des soins qu’on se donne pour la perfection qu’on cherche.

 III - LES DOIGTÉS

F.Couperin : « la façon de doigter sert beaucoup pour bien jouer [...] on pourra tirer de ces exemples des conséquences utiles pour d’autres occasions ». C’est ce que l’on fait si l’on veut jouer Couperin en tentant de reconstituer sa logique de doigtés.

Rameau est associé à Couperin dans cet exposé car malgré le fait qu’il emploie un doigté qui favorisera dans l’avenir une attitude générale beaucoup plus tendue, il reste très exigeant sur la décontraction. Mais si on l’a vu globalement d’accord avec ses contemporains sur la grande souplesse requise, il diverge totalement sur la question des doigtés puisqu’il ne parle que du doigté « moderne » :

Pour continuer un roulement plus étendu que celui de la leçon [une suite de cinq notes] il n’y a qu’à s’accoutumer à passer le 1 par dessous tel autre doigt que l’on veut et à passer l’un de ces autres doigts par dessus le 1. Cette manière est excellente

Deux lignes pour une révolution, qui survient à peu près en même temps en Allemagne avec J.S.Bach et en Italie/Espagne avec D.Scarlatti. Le passage au dessus du pouce, qui avait semble-t-il été utilisé très tôt en Espagne avait largement disparu dans toutes les écoles européennes sauf pour les gammes montantes de la main gauche.

En ce qui concerne St Lambert et F.Couperin la situation est différente.

(Ce serait l’objet d’une autre étude que de montrer comment les deux pratiques ont coexisté. Le passage du pouce n’a pas nécessairement interdit les croisements des doigts. Le changement, comme pour beaucoup d’autres pratiques musicales ne s’est pas fait du jour au lendemain ni partout en même temps.)

De manière révélatrice, St Lambert commence l’explication des doigtés par des accords, F.Couperin par des ornements...

Commençons par les passages conjoints (les « roulemens » de Rameau). St Lambert donne l’exemple simple pour les deux mains en montant et en descendant (Principes... p 42)

C’est la logique de base

F.Couperin ne les donne que pour la main droite, tout d’abord dans une version simple sans altération. C’est celle de St Lambert. On peut appliquer le même doigté avec des feintes ( L’Art de toucher.... p 50 dernière ligne - Les Ondes mes.51), mais il donne une autre « manière plus commode pour les tons diezés et bémolisés » 12342345 en la majeur qui nous semble plus complexe. St Lambert ajoute une réflexion dans ses remarques de la fin de son volume :

Quand on a une diminution à faire de la main droite si les notes vont toujours en descendant, l’usage est d’y employer le second et le troisième seulement alternativement...mais j’ajouteray...que le pouce et le 2d doigt conviendrait mieux à ces sortes de passages...la même raison qu’on a pour employer le pouce dans les diminutions en montant de la main gauche doit déterminer à l’employer aussi dans les diminutions en descendant de la main droite

Mais il ne donne pas ce doigté dans le corps du texte. Cette remarque est comme un conseil d’avant garde, et ne concerne d’ailleurs que le pouce et le 2.

Doigtés des accords

Ils sont donnés par St Lambert. Il évite autant que possible les pouces à la main droite « sauf pour les petites mains ».
Ce sont aussi les doigtés de F.Couperin dans ses exemples

Doigtés des ornements
St Lambert :

Les doigts qu’on employe aux tremblement sont pour la main droite le troisième et le second ou le quatrième et le troisième et pour la main gauche le premier et le second ou le second et le troisième


Même chose chez F.Couperin. :

Les tremblemens les plus usités de la main droite se font du 3e doigt avec le second et du 4e avec le 3e. ceux de la main gauche se font du premier doigt avec le second et du 2 avec le 3

Mais il se sert surtout du tremblement 4 3 dans de nombreux cas ( L’Art de toucher... p 31, fin en particulier).

Le doigté écrit est celui de la note réelle.

Chez St Lambert et F.Couperin. on trouve un encouragement à travailler les tremblements avec les autres doigts aussi, mais pour des emplois exceptionnels. Nulle trace de l’emploi de 2 doigts non voisins (13 - 53...)
Jean Denis : « Quand je commençay à apprendre les Maitres disaient pour maxime que l’on ne jouait jamais du poulce de main droite ». C’était sans doute une attitude répandue.
François Couperin a dû apprendre aussi de cette façon. Il évite autant que possible le pouce de la main droite et sa main se trouve donc dans une position qui favorise plutôt 43.
Si Rameau est révolutionnaire pour les passages de pouce, Couperin donne une grande importance aux substitutions, qu’il présente comme une nouveauté et dont il fait un très grand usage :

2 chiffres sur une même note marquent le changement d’un doigt à un autre [...] On connaitra par la pratique combien le changement d’un doigt à un autre sur la même note sera utile et quelle liaison cela donne au jeu

L'Art de toucher le clavecin p 19 : « manière pour lier plusieurs pincés de suite par degrés conjoints en changeant de doigt sur la même note ».
L’Art de toucher le clavecin p 19 : « manière pour lier plusieurs pincés de suite par degrés conjoints en changeant de doigt sur la même note ».

Ces substitutions sont si nombreuses qu’elles nous semblent même parfois inutiles (Quatrième Prélude, mes.14)
On est frappé par cette surabondance de substitutions par comparaison avec les exemples de doigtés de l’entourage de J.S.Bach, qui n’en comporte presqu’aucune.

F.Couperin donne beaucoup d’exemples dans L’Art de toucher le clavecin, mais son doigté est difficile à résumer et ne présente aucun systématisme. Il emploie comme on a vu le croisement du 3e doigt par dessus le 4e en montant et par dessus le 2e en descendant.

On peut aussi trouver exceptionnellement

  • Le 4 après le 2 ou inversement : gamme de la majeur

Le Moucheron, mes.15 et 20 (le 1 est fautif)]

  • des pouces sur des feintes : L’Art de toucher...p 67 - L’Ausoniène mes.22
  • des passages du pouce 1 3 à la main gauche en montant (L’Art de toucher...p.71 - L’Atalante mes.43)
  • dans une voix intérieure un 2 qui passe par dessus un pouce à la main droite (L’Art de toucher...Quatrième Prélude mes.17)
  • passage du pouce en descendant à la main gauche (L’Art de toucher.. Quatrième Prélude mes.7 et 13,14)
  • le glissement d’un même doigt d’une feinte à une note naturelle comme doigté de liaison (L’Art de toucher...Second Prélude mes.13)

La logique de base reste le doigté de St Lambert, l’usage limité du pouce à la main droite, qui entraine un certain équilibre de la main, et l’emploi très fréquent des substitutions.

Lié - non lié
C’est une question importante : est-ce que l’étude des doigtés de l’époque de François Couperin donne une réponse à la question de la liaison des notes entre elles, et du jeu plus ou moins « articulé » en général ? Est-ce qu’un doigté fait l’articulation ? Oui et non.

Oui :

  • Si un même doigt joue successivement deux notes différentes, s’il ne s’agit pas d’un glissement d’une feinte à une note naturelle , il y a naturellement une articulation.

L’Art de toucher... p.67 - L’Ausoniène mes.3 :

L’Art de toucher... p.70 - L’Amazone mes.3 :

Cinquième Prélude mes.20 :

et beaucoup d’endroits similaires.

  • Dans le cas des passages avec un croisement du 2 au dessus du 4 : Le Moucheron mes.20

Dans le cas des doigtés qui permettent la liaison on peut toujours choisir de ne pas lier, comme il est courant de procéder avec les doigtés « modernes ».

Non :

  • Le doigté courant de croisement des doigts ne sonne pas lié par deux sauf si on le désire : Second Prélude mes. 15, 16 ; Quatrième prélude mes.22 etc... Il y a une liaison au dessus de ces passages.

On peut dire qu’il y a des doigtés qui impliquent une articulation, d’autres qui laissent le choix.

En faveur du jeu lié : Les français ne parlent que de liaisons
Rameau : « procurer au toucher toute la liaison qu’on peut y introduire »
F.Couperin : « Il faut conserver une liaison parfaite dans ce qu’on y exécute »

Définition de Rameau :

Du doigt par lequel on a commencé, on passe à son voisin, et ainsi de l’un à l’autre ; en observant que celui qui vient d’enfoncer une touche la quitte dans le même instant que son voisin en enfonce une autre : car le lever d’un doigt et le toucher d’un autre doivent être éxécutés dans le même moment

F.Couperin. aime répéter une note en changeant de doigt, pour un port de voix p.20, et p.21 de L’Art de Toucher le Clavecin. La façon moderne de jouer les ports de voix en changeant de doigt sur la note répétée donne « plus de liaison » que la façon ancienne de rejouer la même note avec le même doigt.

On trouve des exemples aussi de sur-legato et de tenue

Cet exemple de Rameau d’un port de voix, dans sa table d’ornement, où la résolution est jouée sans lever l’appogiature, est une pratique sans doute commune à tous les clavecinistes même si elle n’est pas expliquée partout.

St Lambert, comme Rameau, à propos des liaisons écrites au dessus de formules harmoniques :

On joue toutes les notes que la liaison embrasse... on garde toutes ces notes après les avoir touchées, quoique leur valeur soit expirée et on ne les lâche que lorsqu’il est temps de lâcher la dernière

Dans une formule avec des degrés conjoints, on ne tient que la première et la dernière note. Là encore on peut penser que c’est une pratique largement partagée, qui garde les harmonies et fait sonner l’instrument.

F.Couperin, dans La Milordine, évite le pouce et permet la liaison, au prix d’une substitution qui demande comme il dit « de l’adresse » (L’Art de toucher... p.46). Donc, faut-il tout lier ?

En faveur du détaché :
Plusieurs exemples vont à l’encontre de l’idée qu’il faudrait tout lier.
F.Couperin. parle de l’aspiration et de la suspension p.16 et 18 de L’Art de toucher le clavecin, et même avec le même doigt p.50 - Les Ondes mes.32.
« L’impression sensible que je propose doit son effet à la cessation et à la suspension des sons faites à propos ». On a pu définir l’expression au clavecin comme la variation judicieuse de la longueur des notes. Ces ornements en sont l’exemple extrême.

Il y a beaucoup d’exemples de liaisons de groupes de notes chez F.Couperin., comme dans L’Art de toucher le clavecin, qui supposent de séparer ces groupes de ce qui les entoure.
L’Art de toucher...p.32 et 33, « progrès de tierces », progrès de quartes", etc...

F.Couperin. était extrêmement précis dans sa notation. Il y a des cas ou une même formule est liée puis non liée, on peut supposer que dans le deuxième cas il veut que ce soit détaché. C’est un raisonnement à manier avec beaucoup de prudence parce qu’évidemment on ne peut pas détacher tout ce qui n’est pas noté lié.

Concernant les doigtés qui font « naturellement » un détaché, dans certains cas ce ne sont pas des notes si importantes qu’on puisse penser que, tout autour étant de la plus grande liaison, on ait tout à coup ces notes et seulement celles-là détachées, ce qui, au clavecin, leur donnerait beaucoup de relief. (L’Amazone mes.2)

Plus généralement on peut remarquer que les autres instruments, surtout les instruments baroques, ne lient pas toutes les notes de leurs phrases. Les chanteurs ont des textes avec des consonnes, à mettre particulièrement en valeur dans le chant français, les flutistes ont des consonnes d’articulation etc… Le clavecin n’est pas un instrument à part qui devrait ou tout lier ou tout détacher. Choisir ce qu’on souhaite lier, et comment, ou détacher, et comment, est une part très importante de l’interprétation, et se travaille sur de tout petits motifs. Il ne s’agit pas d’un système binaire. Entre le « piqué » et la tenue, il y a une infinité de possibilités. On ne trouve pas de recettes dans les traités.

On a pu entendre de la part des convaincus du très détaché deux réactions au fait que les textes français ne parlent que de liaison :

  • « nos clavecinistes disent lié mais ça ne veut pas vraiment dire lié ». On peut opposer : la définition de Rameau « il faut que les doigts pour ainsi dire coulent de l’un à l’autre » ; les doigtés qui donnent la possibilité de lier ; les innombrables substitutions de F.Couperin.
  • tout le monde détachait tellement qu’il fallait insister sur le jeu lié. C’est possible.

Quel intérêt y a-t-il à travailler la technique et les doigtés de St Lambert, François Couperin et Rameau ?
Tout d’abord la légèreté, par un équilibre différent de la main sur le clavier. Le son en général est différent. Il y a des doigtés qui laissent des choix, mais jamais celui d’être trop lourd ou trop appuyé.

L’attitude générale est différente, comme peut l’être celle d’un violoncelliste qui joue sans pique ou un violoniste qui ne tient pas le violon avec le menton.

Quelques remarques sur le Second Prélude

  • mes.5 - La substitution sur le mi à la main droite est là uniquement pour favoriser une position de la main et éviter le pouce sur le do.
  • mes.9 - La substitution sur le fa grave est 3-5 (1 fautif).
  • mes.13 - le 3 glisse du do# au ré : c’est un doigté de liaison recommandé encore par C.P.E.Bach. Il se trouve d’ailleurs sous une liaison.
  • mes.15 - Le doigté 43-32 de la main droite favorise les liaisons par 2 .
    Le déplacement nécessaire pour jouer le grand accord du début du deuxième temps suppose un accompagnement du poignet et une position très haute.
    Il y a ensuite une liaison au dessus des notes rapides jouées avec l’alternance 3, 2 habituelle.
  • mes.16 - Le doigté est sans doute le même que celui de la mes.15 dans la formule similaire.
    Le doigté de départ et d’arrivée du trait de main gauche suppose l’alternance 3, 4, un accompagnement du poignet et peut-être une réflexion sur la distribution du poids de la main, plus « moderne », dont cet exposé n’est pas le propos.
  • mes.18 - Le doigté suppose un port de voix court.

Sur Le Moucheron du 6e Ordre

  • mes.15 - Le doigté donne des articulations intéressantes et décalées par rapport au phrasé par trois croches qu’on aurait pu penser. Il évite peut-être tout simplement le croisement 4,3 sur fa#-sol. Dans la vitesse que suppose l’indication Légèrement, ces articulations seront naturellement un peu perceptibles.
  • mes.10 - Dans la formule similaire de la première partie F.Couperin ne propose pas ce doigté. Il n’y a pas de problèmes de feintes au milieu des croisements de doigts. Je propose de doigter la mes.10 en gardant le saut du 2 du premier temps et avec les alternances habituelles 34, 34 ensuite. L’articulation par trois s’entendra (un peu), et mettra en valeur le doigté différent de la deuxième partie.
  • mes.13 et 19 - La liaison par trois au dessus des croches, alors que les doigtés proposés dans les autres endroits sonnent déjà par trois, signifie certainement, comme le veut St Lambert, qu’on doit tenir la première note jusqu’à la troisième.
  • mes.20 - De même le doigté qui fait croiser le 2 par dessus le 4 évite le croisement 4,3 sur mib-fa.

[1DEMEILLIEZ (Marie) « Le corps dans les méthodes françaises de clavecin et de pianoforte auXVIIIesiècle », Le Jardin de Musique. Revue de l’Association Musique Ancienne en Sorbonne, 2006, vol.3, p.87-106.