Pascal Tuffery, Claveciniste, organiste et pianiste
Réfléchir à un problème aussi rebattu - mais, a priori, aussi peu résolu – que Les Barricades mystérieuses, et notamment au sens à donner à leur titre, impose de porter un regard neuf sur les données dont nous disposons. Mais cela ne dispense pas de reconnaître les dettes que l’on a contractées vis-à-vis de ses devanciers : je commencerai donc par citer Philippe Beaussant – l’un de ces éclaireurs de la première heure en France. Dans sa monographie consacrée à Couperin [1], il écrit : « Ce qui différencie d’abord le Second Livre du premier, c’est l’unité qui règne dans chaque Ordre. » Après avoir souligné l’unité tonale qui règne dans le Sixième Ordre (toutes les pièces sont en si bémol majeur, aucune donc n’est dans une tonalité mineure), Beaussant ajoute [2] : « Ce Sixième Ordre trouve une nouvelle source d’unité dans ses thèmes en majorité bucoliques. » “Géorgiques” serait peut-être un terme plus adéquat – pour rester dans un vocabulaire virgilien : ce qui y est exalté, en effet, n’est pas tant la nature en tant que telle que le travail que l’homme y accomplit – l’homme, c’est-à-dire le paysan qui, comme on le sait, constituait plus de 90% de la population à l’époque de Couperin (et ce pour un certain temps encore). Nous trouvons successivement convoqués : des moissonneurs (qui vont permettre la fabrication du pain) ; des bergeries (celle du lait, si l’on veut bien mettre de côté le sens galant de “bergeries”, sens qui ne semble pas avoir sa place dans ce Sixième Ordre) ; une commère, qui pourrait bien être une solide paysanne ; un moucheron enfin qui, s’il est l’ennemi symbolique du lion royal dans telle fable de La Fontaine [3], est de fait, dans la réalité agraire d’autrefois, avant tout celui du paysan dans son labeur. Les pièces intitulées Les Langueurs tendres et Le Gazouillement sont vraisemblablement de tonalité plus arcadienne, et La Bersan est presque certainement un hommage ou un portrait : André Bauyn de Bersan, notamment, était un fermier général de Louis XIV. Au total, toutes ces pièces, ou presque, évoquent des scènes de plein air et sont, à leur manière stylisée, descriptives. La présence de barricades dans un tel contexte agraire semble donc pour le moins mystérieuse, c’est le cas de le dire : comment tenter de l’expliquer ?
Je ne ferai pas mystère de mon hypothèse plus longtemps ou, pour le dire autrement et par là-même vous la révéler, je dirai plaisamment que je ne tournerai pas davantage autour de la chope de vin : celui-ci, précisément, est en effet le grand absent de cet univers si cohérent et complet par ailleurs – mais est-il vraiment absent ? Cette question ne surprendra personne je pense : il n’est, par exemple, que de regarder la scène paysanne que l’on voudra des frères Le Nain pour constater la présence habituelle du vin au centre du tableau. Si l’on ne veut pas admettre que Les Barricades mystérieuses puissent avoir un quelconque rapport avec le vin, du moins me semblera-t-il sensé de présumer que l’on ne pourra déterrer le sens de ce titre que dans un champ lexical que, congrûment, j’ai qualifié d’agraire. Si l’on admet avec Jean Saint-Arroman et Philippe Lescat un « très probable (…) rapport avec le langage ou avec la littérature précieuse » (Edition Fuzeau du Second Livre), ce n’est pas, dans l’hypothèse que je vais développer, dans le sens où Couperin aurait voulu tenir un propos galant : c’est qu’il utilise une façon contournée, et peut-être un peu badine, de s’exprimer, telle qu’on la pratiquait par exemple dans l’entourage du poète Vincent Voiture, dans le deuxième quart du XVIIe siècle.
Si l’on veut bien admettre, le temps d’une argumentation, mon hypothèse vinicole, quelle pourrait bien être la signification respective des deux termes employés ? Celle de “barricades” serait bien sûr en rapport avec le mot “barriques”. Barriquades (avec un q) est d’ailleurs le nom que s’est donnée, de nos jours, une association rassemblant une soixantaine de viticulteurs bio d’Aquitaine – c’est décidément dans les vieux fûts que l’on trouve les meilleures idées… Notons que Couperin a peut-être des affinités particulières avec le suffixe –ade, puisqu’il l’emploie d’une manière inusitée quand il parle de sonade ou de cantade.
Maintenant, efforçons-nous d’expliquer son utilisation du mot “mystérieuses”. Pour cela, commençons par ouvrir la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694) à l’article “Mystérieux” : « Mysterieux, euse. adj. Qui contient quelque mystere, quelque secret, quelque sens caché. Il se dit proprement en matiere de Religion [c’est-à-dire qu’il convient particulièrement en matière de religion – voir l’article “Proprement” dans le même dictionnaire]. Les Anciens Egyptiens ont enveloppé les secrets de leur Religion & de leur Morale sous des caracteres mysterieux. tout est mysterieux dans nostre Religion. tout est mysterieux dans la Bible. toutes les paroles en sont mysterieuses, contiennent un sens mysterieux. cela se doit entendre dans un sens mysterieux. d’une façon mysterieuse. » Et, un peu plus haut : « On appelle au pluriel, Les saints mysteres, Le sacrifice de la Messe, & l’Eucharistie. Ainsi on dit, Participer aux saints mysteres. s’approcher des saints mysteres, pour dire, Participer au Corps & au Sang de Jesus-Christ ; Et, Celebrer les saints mysteres, pour dire, Celebrer la Messe. » Pour revenir à nos barricades, il y a donc deux explications possibles au caractère mystérieux que Couperin leur prête – explications qui ne s’excluent d’ailleurs pas l’une l’autre. La première est d’ordre profane : ces barricades ne seraient en somme pas des barricades et le sens réel serait à chercher ailleurs (autrement dit, mystère synonyme d’énigme). C’est l’explication la plus simple, la plus facile à admettre, si ce n’est la plus probable. Une seconde explication serait d’ordre sacré. D’un point de vue chrétien, la panoplie déployée par Couperin dans ce Sixième Ordre, si l’on y inclut le vin, a des résonances non seulement virgiliennes, mais encore bibliques : à travers Les Moissonneurs, Couperin y consacre le pain (gagné à la sueur de son front, mais ici dans la bonne humeur) ; que Les Barricades mystérieuses ait partie liée avec la « dive bouteille » chère à Rabelais, et le rite eucharistique est complet. Le culte rendu à Bacchus portait également le nom de mysterium chez les Romains, et le XVIIe siècle en avait gardé souvenir. En fait, profondément, vin et mystère ont toujours été mêlés étroitement l’un à l’autre.
Il est intéressant de revenir sur le mot “barricades” dans sa spécificité à l’époque de Couperin : ce mot n’est alors pas proscrit, bien sûr, mais il peut être à manier avec précaution. Un bourgeois comme Furetière, dans son dictionnaire (1690), pouvait bien se permettre, après sa définition du mot (proche de celle que l’on pourrait donner aujourd’hui), d’évoquer « Les Barricades de la Ligue, celles de la guerre de la Fronde faites à Paris au mois d’Aoust 1648 » ; les dites barricades n’étaient pas à mettre sous les yeux de Louis XIV, pour qui la Fronde avait constitué un traumatisme, et dont il n’aurait certainement pas voulu que l’on lui rebattît les oreilles. Du reste, Couperin ne l’a pas fait puisque le Second Livre, dont fait partie le Sixième Ordre, n’est publié qu’au lendemain de la mort du roi. On s’étonne d’ailleurs parfois du laps de temps qui s’est écoulé entre la publication des deux premiers livres de Couperin (entre trois et quatre ans), puisque Couperin annonçait comme imminente la sortie du Second Livre à la parution du Premier : peut-on supposer que la mort du grand roi l’aura incité à remanier son projet ? Par sa thématique, le Sixième Ordre – qui ouvre le livre (place de choix, nécessairement) – sonne comme un écho musical à la fameuse sentence de La Bruyère : « Je veux être peuple. » [4] Opinion qui renvoie aux idées qui furent celles, notamment, du cercle auquel appartinrent Fénelon, précepteur du Duc de Bourgogne, mais aussi La Fontaine, qui dédia son douzième livre de Fables au même Duc, et quelques autres. (Rappelons que le Duc de Bourgogne était le petit fils de Louis XIV, que Fénelon l’éduqua dans l’espoir qu’il régnerait en monarque éclairé, se souciant davantage de son peuple que de faste et de conquêtes – mais malheureusement le Duc décéda en 1712, trois ans avant son illustre grand-père.)
A-t-on assez remarqué qu’il est plutôt singulier qu’un compositeur aussi ‘en cour’ que Couperin ait pu mettre en musique des vers de La Fontaine (L’Epitaphe d’un paresseux) qui était le seul grand écrivain de son temps à entretenir des rapports singulièrement tendus avec son souverain ? Sans compter les probables allusions aux Fables glissées ici et là dans les titres des pièces de Couperin : ainsi, l’ai-je dit, le moucheron est l’incarnation animale du presque-rien se permettant de tenir tête au roi des animaux, provocant inévitablement la fureur de celui-ci. Alors, François Couperin, esprit progressiste ? Pourquoi pas… Après tout, comme l’écrit Olivier Baumont dans son petit livre inspiré sur Couperin [5] : « S’étendant sur quelque quarante années, son œuvre pour clavecin apparaît comme l’équivalent musical des Mémoires de Saint-Simon ou des Caractères de La Bruyère : une mise en scène subjective, partiale, de Versailles et de ses acteurs. » Or, y a-t-il contempteurs plus efficaces de la royauté louis-quatorzienne (mais non, bien sûr, de toute monarchie) que Saint-Simon et, d’une manière bien différente, La Bruyère ?
Mais peut-être, plus simplement, Couperin souhaite-t-il, maintenant que Louis XIV est mort, prendre ses distances avec lui ? En 1722, quand il publiera les Concerts royaux, il s’enorgueillira du goût que le feu roi avait pour son art, mais cinq années se seront écoulées entretemps, pendant lesquelles le ressentiment que beaucoup éprouvaient à l’encontre du Roi Soleil à sa mort aura commencé à se changer en mythification de la grandeur de la France sous son règne (ce que l’on trouvera exprimé avec force par Voltaire quelques décennies plus tard dans son Siècle de Louis XIV).
Il nous reste à rechercher, dans l’œuvre même, les justifications de notre hypothèse selon laquelle Les Barricades mystérieuses seraient en rapport avec la fabrication du vin. Le balancement rapide inhérent à cette pièce (un balancement à la noire dans une mesure à la blanche) pourrait parfaitement suggérer le foulage des grappes de raisin, en cadence, afin d’en extraire le jus – puisque l’on sait, bien sûr, que c’est ainsi que l’on procédait autrefois, et que l’on procède encore aujourd’hui dans certaines productions biologiques. (Soit dit en passant, il est avéré que ce foulage était souvent accompli par de jeunes femmes, cependant il serait très hasardeux d’en inférer que les hypothèses galante et vinicole ne s’excluent pas mutuellement.) Ainsi, à l’opposé par exemple du côté aérien d’une gavotte (pour prendre une danse de cour qu’un compositeur aurait pu choisir pour traiter un sujet galant) avons-nous, par la grâce d’un style luthé omniprésent, une texture épaisse mais fluide, qu’aucun obstacle n’entrave jamais à l’écoute, et qui se situe en-dessous (grave du clavier), en phase avec les pieds alternativement animés. Et au lieu de la gracieuse chorégraphie de la gavotte, nous avons une chorégraphie d’un autre ordre, malicieusement roturier.
L’indication de mouvement “vivement” ne contredit pas du tout cette idée. Notons, en consultant encore une fois le dictionnaire de Furetière, que vivement pouvait avoir le sens d’incessamment : cela pourrait laisser penser que Couperin demande par là dans l’interprétation une cadence très régulière, mais je pense qu’il est beaucoup plus probable qu’il a en tête essentiellement ce que nous appelons aujourd’hui le tempo. De toute façon, le côté incessant est inscrit dans la musique par le compositeur, l’interprète n’a de ce point de vue plus rien à faire que de ne pas abuser de l’agogique : disons d’abord que la pièce adopte une régularité quasi mécanique et ne s’en départit à aucun moment ; ensuite que, toutes les phrases commençant sur la deuxième croche de la mesure, cela ne laisse aucun répit à leur enchaînement – chaque phrase finit sur un premier temps et la suivante prend le relais aussitôt. Enfin, il n’est pas jusqu’à l’harmonie qui, dans le fond, si l’on détricote le style luthé et que l’on mette de côté les retards, ne soit plutôt simple et fraîche (troisième couplet mis à part, et encore). Mais, précisément, ces retards systématiques projettent sans cesse la musique en avant, puisque l’on est perpétuellement en attente des résolutions inéluctables : une comparaison avec la mélodie continue wagnérienne serait bien sûr déplacée et pourtant, fondamentalement, c’est un peu le même processus qui est à l’œuvre.
Peut-être estimeras-tu, cher lecteur, que je suis allé trop loin – comme on dit familièrement ? A tort peut-être, j’ai un sentiment différent, celui d’avoir cherché en deçà du périmètre que l’on explore habituellement. Je crois que l’on est parfois un peu prisonnier d’une ornière creusée par le temps lorsque l’on prête inconsidérément aux Barricades mystérieuses un caractère vaguement éthéré ; ainsi, par exemple, l’extrait suivant du Guide de la musique de piano et de clavecin chez Fayard [6] sonne-t-il pour moi comme un parti-pris embarrassé par l’indication même de mouvement et de caractère donnée par le compositeur : « en tête de ce rondeau (…), Couperin a écrit “vivement”. Sans être rapide, ce n’est donc pas une pièce lente, mais une pièce mélancolique et “mystérieuse”. » L’indication de Couperin est pourtant synonyme de chaleur et d’animation, cela est incontestable. Une vivacité mélancolique, voilà qui n’est rien moins qu’un oxymore ! Encore qu’extrêmement commune, cette façon de considérer les Barricades pourrait bien être à la base une invention du XIXe siècle, dans laquelle l’utilisation du piano aurait peut-être une part… Couperin est sans doute le plus fin de nos compositeurs clavecinistes : il n’en est pas moins un homme d’ordre, jusque dans le choix de ses titres, où la fantaisie ne corrompt jamais la rigueur de sa simplicité logique.
Voir en ligne Pascal Tuffery, Claveciniste, organiste et pianiste
[1] Philippe Beaussant, François Couperin, Fayard, 1980, p. 379
[2] ibid., p. 382
[3] Jean de La Fontaine, Le Lion et le Moucheron, Livre 2, fable IX
[4] La Bruyère, Les Caractères, Des Grands, 25.
[5] Olivier Baumont, François Couperin, Le Seuil, 1998, p. 42
[6] Adélaïde de Place in Guide de la musique de piano et de clavecin, édité par François-René Tranchefort, Fayard, 1987, p. 269
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