Texte d’une conférence prononcée en octobre 1997 au musée de la Musique à Paris, dans le cadre du colloque « muséologie et musique »
La conférence de 1997 a été prononcée dans un contexte où l¹intégrisme et l¹hygiénisme des musées spécialisés du monde entier était à son apogée (instruments rendus systématiquement muets, inaccessibles pour les musiciens
comme pour les facteurs). Depuis, les choses se sont légèrement assouplies, mais toujours rien sur la documentation, et ce texte me semble toujours
d¹actualité. Or il n¹a jamais été diffusé, puisque finalement il n¹y a pas eu de parution des actes.
A la différence des autres intervenants, je n’appartiens pas au sérail des musées, bien que je les fréquente depuis longtemps, à la suite d’un parcours qui m’a mené de la musique aux instruments : jeune organiste, j’ai suivi parallèlement à mes études une formation de facteur d’orgue. Par la suite, alors que j’étais étudiant au Conservatoire de Strasbourg, je me suis intéressé au clavecin. Passionné par la musique écrite pour un instrument dont je détestais le son, je me rendis, sur le conseil de mon professeur, au musée instrumental du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Les clavecins que je pus voir et entendre m’amenèrent effectivement à changer d’avis, au point d’abandonner peu après la facture d’orgue pour celle du clavecin.
A cette époque, un facteur de clavecin était nécessairement autodidacte, et ne pouvait assurer sa formation qu’ auprès des instruments anciens. J’ai donc observé, mesuré, photographié plusieurs centaines de clavecins et quelques orgues. Par conséquent, les réflexions suivantes concernent essentiellement les instruments anciens à clavier, ce sont celles d’un « usager » des musées et des collections privées.
Depuis environ trente ans, le goût pour la musique ancienne a mis en lumière les instruments pour lesquels elle fut écrite. Les instruments anciens, et parmi eux ceux des musées, sont devenus objets d’intérêt, de désir, voire de conflit, et ont entraîné dans un vaste débat qui perdure, musiciens et musicologues, conservateurs, restaurateurs et facteurs. Ces diverses catégories professionnelles sont concernées, à des titres divers, par des questions trop souvent posées sous forme exclusive : conserver ou restaurer, restaurer ou copier, objet sonore ou document muet ... la controverse est sans doute inépuisable, je souhaite seulement jeter ici un bref regard sur les réponses qui ont pu être successivement apportées ces dernières années, ou sont avancées aujourd’hui.
Notre époque juge avec sévérité, voire mépris, les restaurations effectuées au XIXe siècle et au début du XXe. Il est néanmoins indéniable qu’elles ont parfois contribué à la survie et à la connaissance d’instruments tels les violons de Stradivarius, que leur inadéquation aux pratiques musicales de l’époque aurait condamnés. Au milieu du XVIIIe siècle, les facteurs de clavecin français pratiquaient la mise à « grand ravalement » d’instruments du XVIIe, tout particulièrement ceux des célèbres Ruckers. Nul étonnement de nos jours devant le résultat de cette intervention, loin d’être anodine. Pourtant la démarche d’appropriation est identique, au carrefour du mercantilisme des facteurs ou luthiers et des préjugés de leurs clients. Dans les deux cas, la caution d’un passé prestigieux faisait bon ménage avec une certaine idée de progrès, qui amenait nos prédécesseurs à mettre les instruments anciens au goût du jour. Cette liberté d’action a désormais fait place à un devoir de préservation pour les générations futures, qui nous conduit à ne plus les modifier.
L’orgue, par lequel j’ai commencé mon itinéraire musical et organologique, constitue d’ailleurs un modèle d’analyse intéressant, concernant ces questions : c’est un instrument du patrimoine, la plupart sont situés dans des églises ou des cathédrales, où ils sont « protégés », selon le terme officiel, de manière analogue aux instruments des musées. La restauration des orgues a provoqué, bien avant celle des autres instruments anciens, des débats d’esthétique d’abord, d’éthique ensuite, mais nul ne remet son principe en cause, alors que bien des restaurations furent de véritables massacres, tout simplement parce que la localisation de cet instrument détermine sa fonction : un orgue doit sonner. La mise en œuvre d’une documentation a été le fait d’historiens et d’associations privées, suivis par les institutions. La majorité des orgues situés sur le territoire français ont d’ailleurs fait depuis quinze ans l’objet d’un inventaire détaillé.
Dans un article écrit en 1978 [1], je m’étais personnellement dressé contre l’abus des restaurations et leur utilisation « publicitaire », par les facteurs comme par les musiciens. J’ai d’ailleurs joint le geste à la parole, refusant celles qui m’étaient proposées.
En effet la restauration implique presque toujours - j’écrivais « inévitablement et irréversiblement » - une modification du caractère original. Je lui opposais la conservation comme « un acte discret, non commercial », indissociable pour moi d’une démarche documentaire. Cela dit, en vingt-cinq ans nous sommes passés de l’enthousiasme à la prudence, puis à la non-intervention [2] . Je me demande si cette discrétion que je souhaitais alors ne se traduit pas, dans bien des cas, par une abstention plus frileuse que véritablement déontologique : on empêche simplement que l’objet se dégrade, et on l’enferme dans une boite climatisée.
Dans les collections publiques, une sorte de consensus international tendant à ne plus remettre aucun instrument en état de jeu s’est dessiné depuis quelques années, avec une double implication : remplacer l’accès à l’instrument muet par un accès à sa documentation, substituer au jeu et à l’écoute de l’objet sonore original le jeu et l’audition de copies. Je souhaite apporter quelques commentaires à ce sujet.
On s’accorde généralement à reconnaître que la conservation des instruments de musique en tant qu’objets d’art comporte quelques spécificités, même si l’on constate, çà et là, certaines tendances à réduire l’ instrument de musique au statut d’objet composite. La réponse à cette question est primordiale, car elle détermine tout autant les axes de conservation que la méthodologie documentaire.
En effet, on peut admettre que, dans nombre de cas, la conservation de l’instrument implique son mutisme définitif. Mais alors, seule la constitution d’une documentation exemplaire permettra de le maintenir dans l’univers musical pour lequel il a été créé, en le rendant susceptible d’inspirer aux luthiers et facteurs d’aujourd’hui d’autres instruments de musique. C’est à cette seule condition que pourra s’effectuer la transmission des savoirs, dans un domaine qui a déjà connu des ruptures de tradition.
Je soulignais dès 1978 « l’urgente nécessité » de constituer une documentation, souhaitant que les musées prennent en charge et diffusent celle des instruments dont ils avaient la garde. Aujourd’hui, force est de constater la médiocrité du bilan documentaire de ces vingt dernières années, dans les musées européens en général. Que se passerait-il si les clavecins conservés au musée de la Musique brûlaient ? Si l’on devait se fier à la seule documentation qui existe aujourd’hui dans ce musée, je crois que nous saurions très peu de choses à leur sujet.
Cette nécessité documentaire fait aujourd’hui l’unanimité. Mais comment et pour qui observe-t-on ? Quelles sont les compétences requises pour étudier les instruments ? Voici une autre vaste question.
Ces dernières années ont vu la mise en avant, par les musées, de moyens d’investigation dits scientifiques, de plus en plus sophistiqués, généralement fort coûteux. Or ces moyens sont utiles parfois, rarement nécessaires, souvent inadéquats et utilisés de manière par trop exclusive, pour pallier un manque de culture de l’instrument. Il conviendrait donc de définir des protocoles d’investigation hiérarchisés, aptes à répondre avec autant de souplesse que de pertinence aux individualités des instruments, et dans lesquels les analyses proprement scientifiques trouveraient leur rôle, sans toutefois tenir lieu d’ étude organologique, comme c’est souvent le cas.
Il m’arrive de consulter des documents provenant de facteurs ou d’institutions (mesures, dessins techniques...), et cette expérience m’a convaincu que l’établissement d’une documentation fiable et intelligente relève beaucoup plus de la compétence et de la méthodologie des opérateurs que de l’utilisation systématique de moyens techniques sophistiqués.
Depuis plus de vingt-cinq ans, j’ai mené une démarche d’inventaire et d’étude, travaillant seul avec Marie-Christine Anselm. Nous avons effectué de nombreux relevés de clavecins, dans des conditions pratiques souvent peu favorables. Je suis le premier à apprécier l’endoscope quand l’intérieur d’une caisse n’est pas accessible à l’oeil nu, à utiliser l’ordinateur pour le traitement des données. Mais pour appréhender certaines caractéristiques non mesurables, il m’arrive de confronter mes observations de chercheur à mon expérience de facteur : pour savoir si un bois de table d’harmonie est bon, j’ai besoin de vingt secondes (le responsable du Laboratoire du musée de la Musique m’a fait remarquer récemment « vingt ans d’expérience, et vingt secondes », sans doute avec raison).
D’autre part, nous connaissons la limite de l’étude de paramètres pris isolément : tous les physiciens et acousticiens savent étudier le mouvement d’une corde ; si on la pose sur un clavecin en état de jeu, le problème est infiniment plus complexe. Nous n’échapperons sans doute jamais aux modes successives, qui adoptent une vision plus ou moins réductrice, prétendant imputer la qualité sonore d’un instrument à l’un ou l’autre de ses éléments constitutifs. Alors que diverses spéculations sur les cordes ont marqué les années 1980, la « numérologie » et les théories de proportions sont actuellement florissantes. Dans la plupart des cas, elles traduisent la quête d’un procédé, au mépris du sens.
En tant que facteur et chercheur, ce que je recherche dans l’instrument, c’est son essence. Comment saisir « l’esprit » d’un instrument, c’est-à-dire le projet sonore du facteur ? Les données objectives ne sont intéressantes que pour être analysées puis dépassées, et permettre l’accès à une connaissance intime de l’instrument. Dans cette optique, le recensement de ces éléments ne constitue qu’une première phase d’étude ; c’est là que se situe la mission prioritaire des institutions, le reste relevant de la démarche personnelle des chercheurs [3].
L’organologie est une discipline relativement récente, complexe, encore mal définie dans ses objectifs comme dans ses moyens. Forcément collégiale, elle ne saurait se réduire au classement de données. La véritable innovation ne réside pas dans les outils de l’examen, mais dans une méthode d’observation globale fondée sur la recherche du sens des instruments, soucieuse de la compréhension du mode de fonctionnement, jamais oublieuse de la finalité de l’objet : servir la musique.
En ce qui concerne les copies d’instruments, qu’on appelle ici fac-similés et que je qualifierais volontiers de « faux-semblants », les considérer comme alternative systématique aux restaurations relève, à mon avis, des utopies évoquées dans le titre de cette intervention.
Nous connaissons tous plusieurs copies d’un même instrument, toutes respectueuses des mesures originales comme des procédés de fabrication. Pourtant, nous trouvons, répondant à cette définition, des instruments aux qualités sonores et mécaniques fort différentes. Pour qu’un fac-similé soit représentatif de l’instrument original, il faudrait admettre une fois pour toutes que l’instrument de musique n’est pas une œuvre d’art ou de création, mais un assemblage reproductible de paramètres mesurables et de gestes purement techniques. Le mode d’appréciation de tels instruments ne serait plus l’oreille de l’auditeur, le doigt du musicien, mais le mètre, le pied à coulisse et autres instruments de mesure ! Cette conception de la copie, sorte de clone de l’instrument original - le vieillissement en moins - implique également, de la part du facteur moderne, une transparence qui, Dieu merci, n’existe pas.
Ce mythe de la transparence de l’opérateur, qu’il soit restaurateur, chercheur ou facteur, a été à la source de bien des égarements constatés ces dernières années. La copie est un très bonne méthode d’appréhension, d’appropriation des procédés anciens, et un moyen d’ étude. En aucun cas elle ne peut remplacer l’instrument original.
Nous voici ramenés au destinataire de l’instrument original : le musicien. Mon activité de facteur et d’organologue ne m’a pas fait oublier ma formation première d’organiste et de claveciniste : je continue à jouer, j’ai toujours le goût et le désir de l’instrument.
Nous nous trouvons actuellement à une période charnière dans l’histoire du renouveau de la musique et des instruments anciens : notre génération a eu la chance d’entendre des instruments originaux, et dans bien des cas, c’est cette écoute qui a fait éclore les vocations de musicien ou de facteur. Si je n’avais pas eu l’occasion d’entendre le clavecin de Joseph Collesse dans sa « pleine forme », le Ruckers-Taskin et d’autres instruments dont la plus grande partie se trouve aujourd’hui exposée au musée de la musique, je n’aurais sans doute pas effectué la conversion précédemment évoquée.
Il est aujourd’hui difficile de refuser le droit de jouer quelques-uns de ces instruments à une nouvelle génération de musiciens, qui ont appris leur métier sur des instruments neufs, mais sont unanimes à reconnaître que le contact avec un ancien est incomparable. J’insiste sur la notion de sensation, de contact, car pour le public, la différence est beaucoup moins perceptible, les expériences d’écoute « en aveugle » sont édifiantes sur ce point [4] .
La prudence nous oblige évidemment à confronter notre désir au risque qu’il peut faire courir à l’instrument, mais on oppose trop souvent au respect de l’objet une jouissance de l’instrument original qui serait forcément égoïste, sans regard aux vertus pédagogiques ou inspiratrices de la fréquentation des instruments anciens, et sans considération de la dimension hédoniste que recèle encore chacun d’eux [5] .
Dans quelle mesure doit-on renoncer totalement aux remises en état de jeu ? Je me plais à penser que, dans les musées, on pourrait peut-être envisager un secteur de conservation où il y aurait des instruments jouables. Une réflexion individualisée s’impose, car il est illusoire de chercher à définir une politique qui soit applicable à tous les instruments d’une même famille comme les violons, les clavecins... Une telle prise de conscience reviendrait finalement à réhabiliter le bon sens comme vertu muséologique, je me rappelle la première phrase d’un texte publié en 1967 par A. Berner, J.H. van der Meer et G.Thibault : « common sense plays a large part in deciding what instruments are to be restored » [6]. Il serait souhaitable que cessent enfin ces mouvements de balancier qui font qu’à une période de restauration intensive succède une vague d’intégrisme, de conservation « hygiéniste » faussement respectueuse de l’objet.
La question se trouve aujourd’hui posée de l’accès pour les acteurs de la vie musicale que sont les musiciens et les facteurs, aux instruments des collections publiques. En ce qui concerne la musique baroque, il ne s’agit pas d’un voeu, mais d’un constat d’urgence : les instruments du patrimoine constituent un extraordinaire vivier d’informations, indispensable à la création. Cette nécessité est encore plus patente dans un musée qui a pour nom musée de la Musique.
Cette ouverture est bien évidemment une question d’esprit, de volonté déterminée des gestionnaires des institutions. Elle requiert sans doute au plan pratique une structure d’accueil des chercheurs, il me semble que cette orientation serait à court terme profitable à toute la communauté musicale.
[1] A. ANSELM, « Le phénomène clavecin en 1978 », revue Musique et Loisirs, N° 4, 1978, pp. 16-19.
[2] Les défauts des remises en état de jeu des années 1970 ont pourtant été analysés : caractère fragmentaire des connaissances, restaurations menées par des personnes qui n’avaient aucune pratique des techniques anciennes, croyance excessive dans la réversibilité des interventions...
[3] La disponibilité d’un dossier documentaire fiable permet d’éviter des manipulations et des prises de mesures répétées, elle est de surcroît irremplaçable pour les personnes éloignées, mais ne devrait jamais être exclusive d’un regard personnel du chercheur ou du facteur sur l’instrument.
[4] Si la demande des musiciens est parfaitement compréhensible pour les raisons évoquées ci-dessus, on ne peut que regretter l’emprise qu’ils subissent de la part des producteurs de disques. En effet la plupart d’entre eux, pour des raisons commerciales, imposent l’enregistrement systématique des œuvres sur instruments originaux, même si l’adéquation historique partition/instrument est très approximative, du fait que peu d’instruments anciens sont dans un état de jouabilité compatible avec un enregistrement discographique. Il appartient aussi aux musiciens - et aux critiques de disques - de vivre avec la facture de leur temps.
[5] Je voudrais ici relativiser l’équation en vigueur dans nombre de musées, selon laquelle les collections publiques sont synonymes de conservation respectueuse, les collections privées d’ égoïsme délétère . En tant que chercheur, j’ai appris autant dans ces dernières, les propriétaires privés que j’ai rencontrés étaient conscients d’être dépositaires d’un patrimoine, toujours favorables à l’étude de leurs instruments, et savent faire vivre leur collection avec vigilance.
[6] In Preservation and Restoration of Musical Instruments, Provisional Recommendations, avec la collaboration de N. Brommelle, The International Coucil of Museums, 1967. Cette sentence serait beaucoup plus aisée à mettre en pratique aujourd’hui, car il existe, dans chaque famille d’instruments, des professionnels aussi compétents que scrupuleux, capables d’effectuer des restaurations tout à fait respectueuses.
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