Petit mode d’emploi raisonné, par Etienne Baillot
Remerciements aux auteurs et à la Société de musique ancienne de Nice pour l’autorisation de publier cet article paru dans « Cahiers de la Société de musique ancienne de Nice » n°4, 1992, « le clavier,technique, facture, interprétation ».
II : PETIT MODE D’EMPLOI RAISONNÉ
On considérera ici la technique du jeu de l’instrument, telle
qu’elle est décrite dans les traités et à la
lumière de l’expérience pratique, mais aussi
l’utilisation du clavicorde en diverses situations, ainsi que son
répertoire, spécifique ou non.
Sources de joies musicales sans équivalent parmi tous les
instruments à clavier, l’extrême simplicité
de la mécanique du clavicorde - réduite à un
levier - et le contact quasiment direct du doigt avec la corde
exigent, et imposent d’eux-mêmes en retour, une technique de
jeu particulièrement soignée et bien adaptée.
Plusieurs nécessités déterminent cette technique
: la maîtrise des niveaux dynamiques, le contrôle de
la justesse et du timbre, le soutien du son au delà de
l’attaque, avec le danger toujours présent de “fausse
attaque”, sorte de ricochet de la tangente contre la corde,
provenant d’un doigt mal assuré et qui produit un son zingué,
avorté. Ce risque, lié en bonne part aux proportions de
la balance, augmente quand le doigt se rapproche de l’axe de la
touche et interdit tout geste brutal, sec, ou incertain
[1]
.
Le faible enfoncement et la relative légèreté du
clavier rendent en outre celui-ci peu sécurisant. Les notions
de masse, de vitesse, hauteur, angle, et force du geste
[2]
requièrent ainsi l’attention la plus scrupuleuse.
On trouvera les sources les plus complètes sur le sujet,
souvent concordantes, chez Santa Maria (1565) et C.P.E. Bach
(1753-1787)
[3]
.
La description donnée en 1802 par J.N. Forkel du jeu de J.S.
Bach, quelle que soit la fiabilité de son témoignage,
constitue également une remarquable étude de ce
que peut être une bonne approche du clavier du clavicorde.
D’autres renseignements ou recommandations sont à glaner
encore chez Ammerbach (Orgel und Instrument Tabulatur,
Leipzig, 1571), J. Bermudo (1565), F.W. Marpurg (1756), F. Rigler
(1779), D.G. Turk (1789) et bien d’autres certainement.
Voici quelques uns des aspects essentiels de cette technique :
- La main arrondie,
ramassée, comme une patte de chat
[4]
,
les doigts fléchis et les nerfs détendus
[5]
.
La position des doigts ainsi recourbés rend tous leurs
mouvements faciles ; ils n’ont aucun effort à faire pour
atteindre la touche, sur laquelle ils ont du reste une moindre chance
de trébucher
[6]
.
- Une grande économie du mouvement, réduit au minimum,
les doigts en contact permanent avec le clavier :
[Ils] ne doivent pas frapper de haut, sous peine de faire sonner
plus le bois du clavier que les cordes, de jouer faux, et de produire
des fausses attaques
[7]
.
Tout au contraire, ils sont posés sur la note avec la pleine
conscience de la puissance interne qu’ils ont à développer
[8]
.
- Un geste de pression ferme, même si elle est douce, plutôt
que de percussion.
- Une conscience aiguë du centre de gravité de la main,
situé quelque part dans la paume, sous la grosse
articulation du troisième doigt.
- Santa Maria conseille de
jouer au bord des touches, naturelles ou feintes [le plus à
l’avant, vers le fronton], afin de disposer d’un meilleur levier
[moins brutal].
- Un mouvement de rotation du poignet peut aider à transmettre
souplement le poids de la main d’une note à l’autre
[9]
.
- Le son doit être activement soutenu après l’attaque :
L’impulsion ou la quantité de pression doit être
maintenue avec égalité ; pour cela le doigt ne doit pas
se lever perpendiculairement de la touche, mais bien plutôt
glisser doucement le long de cette touche, en se repliant
graduellement vers la paume de la main (...) La glissade de
l’extrémité du doigt sur la touche avec une pression
uniforme laisse à la corde un temps suffisant pour vibrer ; le
son est plus beau, et sa prolongation permet à l’artiste de
lier convenablement des notes de longue durée sur un
instrument si pauvre de son comme est le clavicorde
[10]
.
- Le lâcher de la touche doit être franc pour éviter
un frisement déplaisant de la tangente contre la corde,
surtout dans les basses.
- Les doigtés sont à établir avec un soin tout
particulier, chaque doigt ayant ici plus qu’ailleurs sa propre
sonorité.
On perd avec un mauvais doigté plus que ce que ne peuvent
remplacer tout l’art et le bon goût imaginables. Toute l’
aisance du jeu en dépend
[11]
.
- Est-il besoin d’insister enfin sur la qualité d’écoute
nécessaire au jeu d’un instrument aussi délicat ?
Le clavicorde possède par ailleurs, outre ses facultés
de gradation dynamique, deux ressources qui n’appartiennent qu’à
lui : le Bebung et le portato. Celles-ci ne sont guère
décrites avant le milieu du XVIIIe siècle,
au moment de l’émancipation de l’instrument.
Le Bebung, ou balancement, n’est autre qu’un vibrato.
C’est une imitation du tremblant de l’orgue
[12]
.
Une note longue qui doit s’exprimer tendrement se fait avec un
balancement, qui s’obtient en balançant le doigt tout en
le laissant sur la touche (...) Il vaut mieux ne commencer le
balancement qu’au milieu de la durée de la note
[13]
.
On utilise le Bebung sur les notes longues seulement, avec bon
effet, surtout dans les pièces de caractère
mélancolique (...) Il n’est réalisable que sur un très
bon clavicorde (...) Il ne faut pas en abuser ni l’exagérer
[14]
.
Le Bebung se note
. Pour Rigler
[15]
,
la fréquence de l’oscillation :
doit suivre très précisément le nombre de
points, sans qu’on répète la frappe
[16]
.
Marpurg ajoute que :
sur une tenue longue il faut précéder le balancement
d’une messa di voce, qui consiste à toucher d’abord la
note très faiblement, à en renforcer peu à peu
le ton, et à le radoucir ensuite de la même manière.
Mais pour l’exécution de la messa di voce, il ne faut
pas moins d’usage que pour l’exécution du balancement.
Notons qu’en plus de son intérêt expressif, le
balancement a la vertu de relancer un son en voie
d’extinction. Il peut en outre avantageusement remplacer un
ornement battu de type tremblement (Triller) ou pincé
(Mordent) dans des pièces tendres, quand l’effet de
percussion répétée risque de déranger.
Le portato (Trägen der Töne), noté
ainsi :
[17]
, demande qu’on
soutienne également les notes jusqu’à leur valeur
expirée, en y appuyant un peu.
Il se réalise par un toucher très lié
avec une pression additionnelle après l’attaque
[18]
dans la limite de la justesse. Sa principale différence avec
le Bebung est bien sûr qu’il concerne plusieurs notes.
Mentionnons encore pour mémoire les problèmes propres
aux clavicordes liés :
- L’impossibilité de jouer simultanément deux
notes conjointes parlant sur des cordes communes. Correa de
Arauxo (1626) indique par exemple une manière d’accorder le
clavicorde, par octaves uniquement, qui implique un instrument de
type archaïque avec des liaisons par trois et par quatre, alors
qu’on trouve facilement dans ses œuvres des frotte-
ments
de seconde incompatibles avec une semblable disposition...
- La difficulté de lier correctement de telles notes jouées
successivement. C’est dans ce sens que Santa Maria
recommande un jeu légèrement détaché,
ce qui n’est pourtant pas désirable partout ! On
parvient néanmoins, avec un peu d’habitude, à
donner une illusion satisfaisante de jeu coulé, et le
problème se pose rarement de manière gênante
sur un clavicorde lié par deux simplement, tant qu’on reste
dans les tonalités usuelles.
On aura compris que, si la technique de jeu du clavicorde
[19]
comprend des particularités qui lui sont propres, elle
englobe des attitudes qui sont la base même de toute bonne
technique d’orgue ou de clavecin, mais avec un degré
d’exigence singulièrement élevé. Si par exemple
un défaut de tenue de main entraîne ailleurs une
certaine imprécision rythmique, il se traduit ici
instantanément par de fausses attaques rédhibitoires
et de graves distorsions de la dynamique ou de la justesse. On
entrevoit alors toutes les vertus pédagogiques, voire
thérapeutiques, de l’instrument
[20]
.
Durant toute son histoire, il est en effet très souvent
valorisé comme instrument d’enseignement et d’étude.
Avec des justifications diverses.
- Pour l’apprentissage de la théorie musicale et de la
justesse, notamment pour les chanteurs et instrumentistes
d’archet, parallèlement au monocorde :
La raison pour laquelle il y avait autrefois tant de chanteurs
sûrs est qu’ils étudiaient sur le monacordio
[21]
.
Avant lui, Conrad de Saverne (1465) ou Virdung (1511) en parlaient
déjà de la même façon ; et en 1752, Quantz
mentionne encore le monocorde pour le même usage
[22]
.
Mais principalement comme instrument d’initiation ou d’étude
pour les clavecinistes, et surtout pour les organistes
[23]
.
- En 1477, W. Horwood à la cathédrale de Lincoln doit
enseigner l’orgue aux choristes,
particulièrement à ceux qu’il jugerait aptes à
étudier le clavychorde
[24]
.
- Virdung (1511) :
Le manichordion (...) est ung instrument sur lequel Ion
apprent pour iouer es église sur les orgues
[25]
.
- Bermudo (1555) et Santa Maria (1565) :
II est impossible d’être un joueur confirmé sans
avoir acquis une connaissance sûre et complète du
jeu du monacordio.
- Cabezon(1566) :
L’orgue ne doit pas être touché par des mains rudes
et débutantes, ni servir pour la grammaire de l’enseignement,
ni souffrir qu’on y apprenne ou étudie, vu que d’autres
instruments plus modestes, que l’on nomme monacordio et
clavicordio, y conviennent tout à fait.
- Praetorius(1619)
[26]
:
C’est le fondement de tous les instruments à clavier (...)
et aussi le meilleur instrument pour les débutants, car il
tient l’accord pendant des mois et des années, et ne demande
pas de changements de plumes comme le clavecin.
- Pierre Trichet (vers 1640) :
Le manicordion est grandement commode aux novices (...) pour
pouvoir par après joüer plus hardiment et avec plus de
souplesse du clavecin, de l’épinette ou de l’orgue. (...) Les
apprentis sont bien aise d’avoir un instrument qui ne fasse pas
beaucoup de bruit, afin que l’on ne puisse pas aisément
apercevoir et remarquer leurs fautes
[27]
!
- En France toujours, on trouve mention du clavicorde
(manicordion) dans des inventaires dressés chez
les organistes suivants
[28]
: Jean Lesecq (1617), Michel Lesecq (1626), Nicolas Gigault (1622)
[29]
,
Antoine Fouquet (1685), Nicolas Gigault (1701)
[30]
,
Guillaume Marchand (1740), Jean Landrin (1761), Louis-Armand Couperin
(1789).
- Nassare (Espagne, 1724) :
Le manicordio est le meilleur instrument pour l’étude,
essentiel pour l’acquisition d’un bon toucher, et précieux
pour les apprentis-organistes
[31]
.
- Johann Gottfried Walther
[32]
:
Cet instrument très bien connu constitue la première
grammaire de tous les joueurs ; s’ils parviennent à le
dominer, ils sont alors aptes à aborder l’épinette, le
clavecin, la régale, le positif, et l’orgue.
- Marpurg (Berlin, 1756)
[33]
:
En Allemagne on se sert communément du clavicorde pour
l’usage de la première jeunesse. En d’autres pays c’est
l’Épinette qui tient lieu de cet instrument.
- C.P.E. Bach (1753- 1787) :
Celui qui joue d’instruments à clavier devrait posséder
à la fois un bon clavecin et un bon clavicorde. (...) Celui
qui joue bien du clavicorde jouera bien du clavecin, mais non pas
l’inverse
[34]
.
(...) Le clavicorde est aussi l’instrument sur lequel on peut
juger de la façon la plus sûre un exécutant.
- Türk et Forkel parlent encore dans le même sens
[35]
.
Ce destin d’instrument d’étude pour les organistes est
confirmé par des traces nombreuses de clavicordes munis de
pédaliers d’orgue
[36]
,
pédales en tirasse, ou indépendantes avec une
deuxième caisse. On en trouve mention dès le XVe
siècle :
Avec son pédalier, [le clavicorde] permet une excellente
introduction à l’étude de l’orgue et autres [claviers],
de sorte que celui qui est bien exercé à cet instrument
domine la technique de l’autre. C’est de plus, en soi, un véritable
instrument de musique
[37]
.
Virdung (1511), Douwes (1699), et surtout Adlung
[38]
(1768) en parlent avec force détails. J. C. Kittel,
disciple de J.S. Bach,
considérait l’étude du clavicorde à pédales
comme de grande importance, et permettait à ses élèves
d’étudier sur un clavicorde à deux claviers [et
pédalier] qu’il avait chez lui
[39]
.
J.S. Bach lui-même possédait très
vraisemblablement un tel instrument (les 3 Klaviere nebst
Pedal qu’il lègue à son fils Johann Christian
[40]
).
De nos jours, le musée instrumental de l’université de
Leipzig en conserve un, construit par Johann Gestenberg en 1760. Il
s’agit de trois clavicordes superposés, deux "normaux"
pour les manuels et un grand en seize pieds
(2 x 16’ + 2 x 8’, non dissociables) pour la pédale
[41]
.
On peut en voir encore deux autres exemplaires, à un seul
manuel, à Munich et à Eisenach.
Ces doubles et triples clavicordes semblent avoir été
fort communs en Allemagne et aux Pays-Bas
[FONT SIZE=2]
,
ce qui n’est pas étonnant dans le contexte organistique de ces
pays.
Que les organistes aient trouvé dans le clavicorde, avec ou
sans pédale, un substitut commode, efficace
[42]
et économique pour s’exercer chez eux, au chaud, et sans
souffleur, ne surprend guère.
Mais c’est heureusement aussi un instrument de plaisir, de musique !
On l’apprécie pour son caractère intime :
Ceux qui veulent en secret avoir un passe-temps honneste, ou qui
se plaisent à une douce harmonie et à des sons qui
n’esclattent pas avec trop de véhémence,
trouveront au manichordion de quoi se contenter
[FONT SIZE=2]
.
Son nom apparaît précocement à côté
de ceux du clavecin, de l’épinette ou de l’orgue dans des
pages de titre : Tabulature pour le ieu d’orgues espinetes et
manicordions sur le plainchant... etc. (P. Attaignant, 1531) ou
Intabulatura nova di varie sorte de Balli da sonare per
arpichordi, clavicembali, spinette, et manichordi (Gardane,
Venise, 1551).
Et il est bien évidemment concerné par toutes les
musiques écrites per ogni sorte di strumenti a tasti, para
tecla
[FONT SIZE=2]
,
for the virginal, fiir das Klavier, etc., aux XVIe et
XVIIe siècles.
Si son usage semble décliner en France et en Angleterre dès
le XVIIe siècle, c’est en Allemagne qu’il profite
le plus longtemps d’un répertoire plus ou moins
indifférencié. On peut citer au hasard les six
Musicalischen Partien de J. Krieger (1697), dédiées :
À tous les amateurs de clavier, pour l’épinette ou
le clavicordio
[43]
;
ou la Clavier Übung de G.A. Sorge (vers 1739), consistant
en vingt-quatre Préludes :
qui se laissent entendre avec autant de plaisir sur l’orgue que
sur le clavecin et le clavicordio
[44]
;
ou encore le Versuch in figurierten Choräle de F.W.
Marpurg, pour l’orgue comme pour le clavichord
[45]
.
Puis la concurrence avec le piano-forte apparaît
progressivement. Dans un exemplaire daté de 1773 (Riga), une
sonate per il clavicembalo de J. G. Eckard porte un
avertissement révélateur :
J’ai tâché de rendre cet ouvrage d’une utilité
commune au clavecin, au clavicorde, et au forte-piano. C’est
pour cette raison que je me suis cru obligé de marquer aussi
souvent les Doux et les Forts, ce qui eût été
inutile si je n’avais eu que le clavecin en vue
[46]
.
E.W. Wolf publie en 1793 Trois sonates pour le Clavichord ou
Forte-piano
[47]
.
On se réjouit également de connaître ce que
Mozart, qui a possédé des clavicordes toute sa vie,
pouvait bien y jouer :
Un petit clavicorde fut apporté : j’improvisai et jouai une
sonate et encore les Variations Fischer
[FONT SIZE=2]
.
Son clavicorde était excellent. J’improvisai et jouai les
sonates en sib et ré
[48]
.
Mozart se servit d’un clavicorde
pendant qu’il composait la Flûte enchantée, la
Clémence de Titus, le Requiem, et une
nouvelle cantate maçonnique
[49]
.
C.P.E. Bach suggère par ailleurs un autre usage possible de
l’instrument, la transcription, quand il demande que celui-ci
ait :
Une étendue qui aille au moins du do grave au mi
de la cinquième octave. Ce mi est nécessaire
pour que l’on puisse à l’occasion essayer des pièces
écrites pour d’autres instruments.
Malgré la discrétion de sa sonorité, il est
encore parfois envisagé pour le continuo :
Le piano-forte et le clavicorde fournissent le meilleur
accompagnement dans les exécutions qui requièrent le
goût le plus élégant. Certains chanteurs
toutefois préfèrent le soutien du clavicorde ou du
clavecin à celui du piano-forte
[50]
.
Certains titres y font allusion : Kleine
Cammer-Music für flauto traverso, Hautbois, violine, et
clavicordium (Telemann) ; Kleine Lieder mit leichten Melodien
für Kinder und Anhängen auf dem Clavichord (Forkel,
1790) ; Hymne von Kosegarten für eine Singstimme mit
Begleitung des Klavichords (E. B. Heyden, 1800), etc...
[51]
L’iconographie de différentes époques montre
ainsi diverses formations instrumentales et vocales où entre
un clavicorde. Selon nous, les plus crédibles sont celles qui
l’associent à un luth ou à un traverso
[52]
.
Enfin l’existence de nombreux clavicordes de petites dimensions,
liés, d’étendue C-c’" à C-f",
fabriqués jusqu’à une date très tardive, semble
indiquer qu’ils étaient particulièrement prisés
comme instruments de voyage. On en conserve de nos jours qui ont
ou auraient appartenu à Mozart
[53]
,
Beethoven
[54]
,
ou Grétry
[55]
.
Mais, à côté de cette longue carrière
d’instrument d’appoint, ce n’est guère qu’au XVIIIe
siècle qu’apparaît une véritable reconnaissance
du caractère expressif propre au clavicorde : le jeu
cantabile, et la possibilité de gradations
dynamiques.
Le tournant est amorcé dès 1713, quand Mattheson
déclare celui-ci :
aimé par-dessus tous les instruments à clavier,
[et] supérieur pour l’exécution des ouvertures,
sonates, toccates, suites, [parce qu’il] permet un jeu dans le style
du chant
[56]
.
Vers 1740-1750
[57]
,
l’émancipation est consommée. À l’époque
où les Français s’engagent dans l’impasse des
"perfectionnements" du clavecin
[58]
,
les Allemands, avec les premières percées des
mouvements dits Empfidsamkeit et Sturm und Drang, se
tournent résolument vers le clavicorde et le nouveau
piano-forte. Et le répertoire spécifique du clavicorde
sera exclusivement germanique, concentré dans la période
1750-1800.
Plusieurs auteurs se prendront d’une passion enflammée pour
l’instrument, comme Schubart (en 1786) :
C’est là que vous trouverez la table d’harmonie de votre
cœur. La douce mélancolie, l’amour languissant, la
douleur de la séparation, la communication de l’âme
avec Dieu, les sombres présages, les entrevues du Paradis à
travers un soudain déchirement des nuages, les doux
afflux de larmes, [cela se trouve contenu dans] ces cordes
somptueuses et ces touches caressantes
[59]
.
Tout un programme !
L’œuvre de Carl Philipp Emanuel est bien sûr au centre de
ce répertoire, avec de nombreuses références
explicites au clavicorde, tant dans le Versuch... que dans des
pièces comme 1’ Abschied von meinem Silbermannschen Clavier
in einem Rondo, diverses sonates et fantaisies
[60]
,
où apparaissent des indications de Bebung. Burney et
Reichardt
[61]
ont par ailleurs laissé d’impressionnants témoignages
de sa maîtrise de l’instrument, de la manière dont,
toujours dans un tempo lent
il pouvait soutenir un son d’une durée de six croches avec
tous les degrés de puissance et de douceur [en plus de]
la délicatesse, [de ] la précision, [de] l’esprit, et
[de] la plus touchante expression cantabile de son jeu (...)
Quand survenait une longue note dans les mouvements lents et
pathétiques, il parvenait littéralement à
lui arracher un cri de plainte et de désolation.
Selon Forkel, Wilhelm Friedemann Bach fut lui aussi un grand maître
du clavicorde
[62]
.
D’autres auteurs encore, moindres, ont laissé de la musique
destinée en propre à l’instrument. L’ambiguïté
du terme allemand Clavier gêne souvent la lecture des
titres, mais la présence de signes de Bebung dans le
texte est alors probante. C. Auerbach et E.M. Ripin citent un certain
nombre d’œuvres de Fr.G. Fleischer, J.W. Hässler, J.G.
Müthel, Ch.G. Neefe, E.W. Wolf, D.G. Türk, H.S. Sander, S.
Gressler, J.G. Eckard, Gruner, Bernhard, J.N. Forkel, Fr.W. Rust.
D’un intérêt un peu anecdotique, la Sonata per il
clavicordio all Imitazione de’ Timpani, del Salterio e del
Liuto
[63]
de ce dernier (1792) contient la description de quelques effets
spéciaux : timbales, en frappant sur la garniture de
drap ; psaltérion, en grattant les cordes d’une main
pendant que l’autre tient un accord au clavier, ou la même
chose en pizzicati ; luth ou sons harmoniques,
en effleurant la corde à la moitié de sa longueur ; ou
encore la relance d’un son tenu en frappant de l’autre main le doigt
qui tient la note, etc..
Pour revenir à Bach, seul le témoignage indirect
[64]
de Forkel, bien connu, fait foi de son intérêt pour le
clavicorde. Mais d’autres indices portent à la réflexion
: la très grande diffusion de l’instrument dans son
environnement culturel ; la présence permanente d’élèves
dans sa maison
[65]
;
la mention portée dans la page de titre des Inventions et
Symphonies, proposées
par dessus tout pour parfaire une manière cantabile
de jouer
[66]
.
Ou encore la présence dans nombre de copies anciennes de la
Fantaisie chromatique (BWV 903) d’indications de
dynamique qui échappent à une opposition
solo-accompagnement ou solo-tutti
[67]
; l’autographe en est perdu, mais l’œuvre, une des plus
fantasques de Bach, est d’une écriture magnifiquement adaptée
aux ressources du clavicorde, et semble avoir beaucoup circulé
dès le XVIIIe siècle...
Au début du XIXe siècle, le déclin du
clavicorde en faveur du piano-forte pourrait bien avoir connu des
raisons moins musicales que sociales : les concerts, dans des salles
de plus en plus grandes, et la mode... Mais son usage domestique
semble s’être maintenu encore un certain temps.
Car c’est bien là son cadre naturel : compagnon et confident,
instrument de l’intimité, qu’on joue pour soi ou pour
quelques amis, sa vocation n’est pas le récital. Personne
n’a jamais du reste fait carrière dans le clavicorde,
le mot clavicordiste n’existe même pas.
Mais trouvez une chambre calme, pas trop vaste, attendez la nuit et
son profond silence, et alors le murmure de cet instrument lunaire,
nocturne, peut réellement devenir grandiose.
Vous avez dit instrument ancien ?
Celui qui jouera ce clavicorde n’apprendra pas peu…
Etienne BAILLOT
III : BIBLIOGRAPHIE
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Barenreiter, 1961.
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Emanuel Bach, Versuch
über die wahre Art das clavier zu spielen I753-1787.
Traduction anglaise
(complète) par W.J.Mitchell, Essay on the True art...,
Norton, 1949. Traduction française (première
partie) par D. Collins, Essai
sur la vraie manière..., Lattès, 1979.
Juan Bermudo,
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Cabezon, Obras de
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Réédition Anglès, Barcelona, 1966.
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musica artis tractatus (entre 1460 et 1470) publiés
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Klaas Douwes, Grondig
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John Nikolaus Forkel,
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1802, dans Bach en son temps, Gilles Cantagrel,
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1980.
Johann Gottfried Walther,
Musicalisches Lexicon, Leipzig, 1732, réédition
Bärenreiter.
[1] Il augmente aussi aux deux extrémités du clavier,
basse et aiguë, pour les notes qu’on joue souvent de plus
avec le moins stable des doigts : le cinquième !
[2] Si bien étudiées par H. Neuhaus, L’Art du
piano, Van de Velde, 1971.
[3] Pour tous les auteurs cités, voir Bibliographie.
[4] Santa Maria, Arte de tañer Fantasia, 1565.
[5]
C.P.E. Bach, Versuch über die wahre Art das Clavier zu
spielen, 1753-1787. Trad.fr., Paris, 1979.
[6] John Nikolaus Forkel, « Sur la vie, l’art et les
œuvres de J.S. Bach »,1802, dans Bach en son
temps, Gilles Cantagrel, Hachette, 1982.
[7]
Santa Maria, op. cit..
[8]
Forkel, op.cit..
[9] J.P.Milchmeyer (1797) fustige cependant l’abus d’une
telle possibilité : « la recherche d’un
jeu expressif au clavicorde entraîne une contorsion sans fin
des doigts » (cité par Richard Trœger,
Technique and Interpretation on the Harpsichord and Clavichord ,
Indiana University Press, 1987).
[10]
Forkel, op.cit..
[11]
C.P.E. Bach, op.cit..
[12] F.W. Marpurg, Principes du clavecin, Berlin, 1756, réédition
Minkoff.
[13]
C.P.E. Bach, op.cit..
[14]
Daniel Gottlob Türk, Clavierschule, 1789, réédition
Bärenreiter.
[15]
Cité par Cornelia Auerbach, Die deutsche Clavichordkunst
des XVIII Jahrhunderts, Leipzig, 1930.
[16] Dans la pratique, il est clair que son exécution peut bien
souvent être plus libre.
[17] Türk l’indique également par la mention Appoggiato
[18]
Türk, op.cit..
[19] Sur ce sujet, on trouvera d’autres développements chez
Trœger, op.cit..
[20] Vœu pieu : ces vertus sont toujours complètement
d’actualité. Ne devrait-il pas exister comme au CNSM de
Lyon, au moins un clavicorde dans chaque conservatoire ou école
de musique ?
[21] Juan Bermudo, Declaración de instrumentos musicales,
1555, Alcala. Par monacordio, Bermudo entend aussi bien
l’instrument à une corde (monocorde) que celui à
plusieurs (clavicorde).
[22] J.J. Quantz, Essai d’une méthode…,
Berlin, 1752, réédition Zurfluh, 1975, p. 247.
[23] Qui le plus souvent étaient les mêmes. !…
[24]
John Caldwell, English keyboard music before the XIXth century,
Dover, 1973, p. 17.
[25] Sebastian Virdung, Musica Gesuscht, 1511, dans une adaptation
Française citée par Ch. Meyer.
[26] M. Praetorius,Syntagma Musicum, vol II : de
Organographia, chap. 36, 1619, rééd. Bärenreiter.
[27] Dans le même ordre d’idées : « Le
clavicorde est particulièrement en usage dans les couvents de
religieuses où on s’en sert par préférence
pour apprendre à jouer du clavessin dans la crainte de
troubler le silence du dortoir », Encyclopédie,
1765, citée par W. Thœme, Colloques du CNRS,
1979, n°537.
[28] Inventaires réunis par P. Hardouin, in Le clavecin, trois
siècles de facture, Franck Hubbard, 1981.
[29] « Un manicordion, un autre manicordion double ».
A pédales ? Voir plus loin.
[30] « Un manicordion de cent cordes sans rencontre à
l’unisson, monté de cordes jaunes ». Donc un
instrument non lié, étendue CD-d’’’,
probablement.
[31]
Cité par Raymond Russel, The Harpsichord and
Clavicord, Faber and Faber, London, 1973.
[32] Cité par Auerbach, op.cit..
[33] Marpurg, op.cit.., p. 2.
[34] Il ajoute cependant qu’on ne doit pas jouer que le
clavicorde, « sous peine de perdre la force qu’on
avait dans les doigts ».
[35]
Voir Auerbach, op.cit..
[36]
Susan Jeans, “The Pedal Clavichord and other Practise
Instruments of organists”, dans Proceedings of the Musical
Association, 1950-1951, et Joris Potvlieghe, “Het
PedaalKlavichord” dans Het Klavichord, Ninove (B),
avril 1989.
[37] Paulus Paulirinus de Prague, vers 1460, cité par Jeans,
op.cit..
[38]
Jacob Adlung, Musica Mechanica Organœdi,
1768, chap.26. Réédition
Bärenreiter, 1961.
[39] H.N. Gerber, autre élève de Bach, en avait également
un (cf. Jeans, op.cit.).
[40]
Jacques Handschin, "Das Pedalklavier", dans
Zeitschrift für Musikwissenschaft, Leipzig, sept-oct
1935,et Forkel, op.cit.. On pense
bien sûr tout de suite aux Sonates en trio…
[41] Hubert Henkel, Clavichorde, Musikinstrumenten-Museum,
Leipzig, Katalog, Band 4, 1981
[FONT SIZE=2] Pour les Pays-Bas, voir Arend Jan Gervield, The
Harpsichord and Clavichord in the Dutch Republic, VNM, Utrecht,
1981.
[42] Heureuse époque, quand les instruments d’étude
n’étaient pas encore d’insipides ersatz sur
lesquels on prend de mauvaises habitudes !
[FONT SIZE=2] Pierre Trichet, Traité des instruments de
musique (vers 1640), réédition Minkoff, p. 178.
[FONT SIZE=2] Francisco Correa de Arauxo (Facultad organica, 1626,
Réédition Kastner), demande cependant qu’on
adapte l’ornementation à l’instrument :
« Chaque fois que la main droite entre avec une voix
seule sur mi, on le fait avec le troisième doigt, avec
un quiebro à l’orgue ou redoble au
clavicorde (monachordio). Même chose à la main
gauche avec le deuxième doigt ».
[43]
Voir Auerbach,, op.cit..
[44] Ibid.
[45] Cf. Jeans, op.cit..
[46] En français dans le texte. Voir Auerbach,,
op.cit..
[47] Ibid.
[FONT SIZE=2] K179, octobre 1777, cf. Richard Maudner, "Mozart’s
keyboard instruments", dans Early Music, mai 1992.
[48] K281 et K284, novembre 1777, chez Beecke à Mannheim, cf.
Ibid.
[49] Ibid.
[50] C.P.E. Bach, op.cit. ; Quantz également l’inclut
parmi les instruments de continuo (op.cit. p. 235)
[51] Voir Auerbach, op.cit..
[52] Une charmante aquarelle allemande du milieu du XVIIIe siècle,
représentant une flûte traversière accompagnée
au clavicorde, est publiée dans Le grand livre du piano,
éd. Van de Velde.
[53] Salzbourg et Budapest.
[54] Paris-La Villette.
[55] Paris-La Villette.
[56] Edwin M. Ripin, article “Clavichord”, The New Grove
Dictionnary.
[57] Au moment où l’étendue du clavier s’affranchit
des limites de celui de l’orgue.
[58] Le clavicorde lui-même ne sera pas épargné par
cette fièvre de ‘‘perfectionnements’’,
cf Adlung, op.cit..
[59] Cité
par Ripin, op.cit..
[60] Dont certaines des Probestücke, ne demandent qu’un
clavier de quatre octaves C-c’’’, probablement
lié.
[61] 1772 et 1774, voir Russel, op.cit., p. 25.
[62] Voir Auerbach,, op.cit..
[63] Éditée par Vincent d’Indy chez Rouard-Lerolle,
1914.
[64] Établi tout de même avec l’aide de C.P.E. Bach.
[65] Voir plus haut ce qui concerne Walther, son cousin, ainsi que Kittel
et Gerber, deux de ses élèves.
[66] À rapprocher du texte de Mattheson cité plus haut.
[67] « Si on joue (…) sur un clavecin à plus
d’un clavier, il faut rester sur le même lorsqu’on
rencontre des forte ou des piano sur des notes
isolées ; on n’en change que pour distinguer des
passages entiers par un piano ou un forte. Cet
embarras n’existe plus sur le clavicorde, où l’on
peut exprimer des piano ou des forte de toutes sortes
avec une netteté et une pureté que peu d’autres
instruments permettent » (C.P.E . Bach, op.cit.).
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