Corrette, quelques clefs pour l’accord

par Emile Jobin

CORRETTE, QUELQUES CLEFS POUR L’ACCORD.

Le Maitre de CLavecin - pp 83-88
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Il y a maintenant plus de trente ans, j’ai lu le chapitre consacré à l’accord de Michel Corrette dans Le Maître de Clavecin publié en 1753 qui bouleversa ma pensée de jeune facteur. Cet ouvrage est vraiment exceptionnel autant du point de vue didactique que du point de vue de la connaissance historique. Je vous en propose une brève lecture commentée.

En page 82 de son ouvrage, Corrette parle des proportions des longueurs de cordes des clavecins « François et Alemands » qu’il confronte à celles de Jean Ruckers. Ce point est essentiel pour définir la meilleure fourchette de « rentabilité » acoustique des cordes en fonction des matériaux choisis. Le diapason des instruments est intimement lié à ce paramètre : lorsque les cordes sont trop longues, elles deviennent fragiles et le son s’étrangle ; lorsqu’elles sont trop courtes, le son devient flasque et l’articulation du discours malaisé. Ce choix est donc fondamental pour le facteur : le plan du clavecin se fonde en effet sur les longueurs de cordes et les points de pincement. Ce sont les bases, le code génétique d’un instrument, qui définissent la forme du clavecin et sa couleur acoustique.

Les clavecins « François et Alemand » comme ceux de Jean Ruckers dont parle Corrette sont tous des instruments réalisés ou ravalés à Paris. Dans le traité, on ne trouve que deux tableaux sur « les Proportions du Clavecin les plus ordinaires » dont les dimensions sont très proches, ce qui signifie qu’ils avaient un diapason commun. En effet Les facteurs que cite Corrette, parmi lesquels figurent Vater, Goujon et Hemsch, sont des artisans célèbres, qui tous ravalèrent [1] les clavecins des Flandres alors très à la mode à Paris. Ils contribuèrent aussi à l’émergence de la forme « classique » du clavecin français du XVIIIe siècle, inspirée des instruments des Ruckers.

Corrette précise aussi que lorsque les dernières notes dans le grave ne sonnent pas bien avec des cordes rouges (cuivre), « on se sert de cordes fillées [qui] sont assés bien aux Clavecins brisés de Marius, de Galand, et aux petits clavecins adeux Cordes de Bello ». À méditer…

À la page 83, Corrette propose une portée de l’étendue du clavecin (FF-f5) qui comporte les jauges de cordes numérotées de 1 à 10 et permet d’établir d’intéressantes correspondances avec les diamètres actuels. Il déplore ensuite que « ceux qui touchent le Clavecin ne savent ni mettre une Plume ni mettre une Corde, ni l’accorder » : c’est encore souvent le cas.

Corrette donne aussi une clé importante pour l’accord en précisant que « la partition se fait au milieu du petit clavier, elle ne se fait pas si bien du côté des sons graves ni du côté des sons aigus ». L’absence d’autres commentaires laisse penser que cette pratique était alors usuelle.

Comme la plupart des clavecinistes, j’ai longtemps accordé en commençant sur le 8’ du clavier inférieur, le « grand 8’ ». La position de Corrette demande donc quelques éclaircissements. Le 8’ du clavier supérieur des clavecins est un héritage direct du 8’ unique des Ruckers (avant ravalement) et sera très longtemps considéré comme le jeu principal par les facteurs et les musiciens. Johann Daniel Dulcken, grand facteur anversois du XVIIIe siècle (lui aussi d’origine allemande), semble encore donner une grande importance à ce 8’ pour l’accord car seules les chevilles de ce jeu sont dans la même configuration que le clavier (feintes en retrait des marches) alors que les autres rangs sont en ligne. Cette pratique nous permet de comprendre que le 8’ du clavier supérieur n’avait pas uniquement un simple rôle d’écho [2]. Pour les facteurs qui fabriquaient souvent des clavecins et des orgues, ce jeu était même sans doute le jeu principal. Le 8’ du clavier supérieur est en effet pincé très proche du sommier ce qui favorise les harmoniques. Or nous savons que c’est justement le recoupement de celles-ci qui permet de bien entendre les battements et favorise aussi l’accord avec d’autres instruments (en particulier avec les cordes). Le rapprochement avec les principaux des orgues, jeux sur lesquels on réalise d’habitude la partition devient plus évident. D’autres raisons pragmatiques viennent conforter ce choix :

  • Les longueurs de cordes du 8’ le plus proche du sommier sont aussi les plus faibles sur les trois sections comprises entre le cordier, le chevalet, le sillet et la cheville. Les tensions y sont dès lors plus faciles à stabiliser. En effet, plus la corde est longue sur l’une de ces sections, plus l’accord sera difficile ce qui explique par exemple les difficultés que l’on rencontre en accordant les virginals ou les grands clavicordes.
  • La position de ce 8’ donne une meilleure appréciation de l’emplacement des chevilles à accorder grâce aux sautereaux bien visibles pour le claviériste.
  • Lorsqu’on accorde sur le clavier supérieur, on peut étouffer le 4’ en engageant le registre, afin qu’il ne sonne pas par sympathie et ne vienne gêner l’accord, surtout lorsqu’il est faux.
  • Si une octave est fautive en copiant les unissons sur le clavier inférieur, il est facile de se reporter au clavier supérieur pour faire un contrôle.

À la page 84, Corrette nous donne sa recette de partition qui consiste « à tempérer 11 quintes, huite qu’on diminue de chacune un quart de Comma la neuvième 5te. un peu plus juste et la 10 et 11ème. quinte encore plus forte que les autres ». Les huit quintes plus petites du quart de comma syntonique sont placées entre fa et do# et génèrent cinq tierces justes : fa-la, do-mi, sol-si, ré-fa# et la-do#. Les quintes fa-sib et sib-mib sont plus « fortes » donc plus grandes et génèrent deux tierces sib-ré et mib-sol « outrées », trop grandes elles aussi. Sur la quinte do#-sol#, Corrette est assez laconique, préconisant qu’elle soit « un peu plus juste que les précédentes ». Enfin, il déclare que « Le défaut de la Partition se jette plûtost sur la 5te Sol# et Ré#, sur les quels tons on module rarement ». C’est l’emplacement traditionnel de la quinte du loup, ligne de partage entre les dièses et les bémols.

Corrette nous rend attentif aux battements des quintes, élément fondamental pour la construction du tempérament, mais il précise que c’est la qualité des tierces qui fait « preuve ». Les « bonnes » tierces sont évidemment réservées aux “bons tons“. Corrette reste assez flou sur le choix des tierces qui résultent des quintes plus fortes (inversées) : cela permet d’adapter son tempérament aux tonalités des pièces et au goût de chacun. Corrette prend donc clairement parti pour le tempérament inégal (ordinaire) dans la dispute qui oppose les défenseurs de l’ancien et du nouveau système (le tempérament égal).

Mercadier de Belestat, en 1776, dans son Nouveau système de Musique Théorique et Pratique, nous éclaire au sujet des tempéraments alors en usage :

Les musiciens ne le pratiquent pas tous de la même manière : certains divisent l’octave en 12 semi-tons égaux, ce qui agrandit beaucoup les tierces majeures et diminue insensiblement les quintes ; d’autres altèrent davantage la plupart des quintes, pour adoucir les tierces majeures les plus usitées ; plusieurs enfin et peut-être le plus grand nombre, ont des tempéraments particuliers qu’eux seuls mettent en usage.

Les traités français laissent souvent une marge de liberté et d’interprétation dans leurs recettes de tempéraments laissant supposer que chacun fera sa cuisine selon son goût.

Corette nous donne aussi de précieux conseils techniques :

  • « ensuite accordés le reste du clavier a l’8.ve (…) après pour la perfection de la Partition il est bon de confronter les 5.te en haut et en bas du clavier avant que d’accorder le grand jeu a l’unisson du petit Clavier, ensuite de quoi vous finirez par le jeu de l’8.ve aiguë (…) ». En clair, il s’agit de reporter la partition sur l’ensemble du petit clavier avec des contrôles de quintes afin de pouvoir la transcrire sans fautes sur les autres jeux.
  • « Il faut monter ou descendre les Cordes doucement (…) ». Cela signifie qu’il faut trouver le geste précis qui évitera de monter et descendre les cordes brutalement ce qui a pour effet de les cisailler au niveau de la cheville.
  • « On peut dabord monter la 5.te juste afin de l’affoiblir après plus aisément (…) ». C’est une bonne précaution pour bien évaluer les battements des quintes et être sûr qu’elles auront été tempérées dans le bon sens.
  • « Pour la grande perfection de l’accord du Clavecin il faut tenir les Octaves des dessus un peu plus fermes que les autres le contraire pour les ravalemens d’en bas, mais que cela soit imperceptible ». C’est le premier traité ancien qui à ma connaissance parle de ce problème acoustique. En effet, l’oreille, à partir du la4 et du fa1 a tendance à trouver les octaves trop petites. On peut corriger cette distorsion en calmant légèrement le battement des quintes dans la mesure où le battement des octaves est à peine perceptible. L’accord prend alors une grande clarté et l’oreille s’en trouve flattée.
  • « A l’égard des plumes que l’on met aux sautereaux on ne se sert que des bouts d’ailes et de la queuë de Corbeau ». Ceci est finalement un peu limitatif, car dans les inventaires après décès des facteurs, on trouve fréquemment des bottes de plumes d’oies qui peuvent être très utiles pour l’aigu et le médium (pour autant qu’elles aient été élevée pour autre chose que le foie gras, correct car elles manquent singulièrement de tenue dans ce cas).
  • « Cette même Partition sert aussi pour le manichordion qui est une espèce d’Epinette sourde ». Il s’agit évidemment du clavicorde et Corrette, s’il semble marquer un intérêt un peu dédaigneux pour cet instrument, nous confirme qu’il était toujours en usage.

Corrette poursuit en mentionnant deux autres tempéraments :

  • Le premier est d’un « Auteur Anglois » : « il faut que les 3.ces majeures soient aussi aiguës et les 5.tes aussi foibles que l’oreille peut le permettre ». La construction de cet accord se termine sur sol# d’une part et mib d’autre part ce qui n’autorise aucun doute sur la signature du tempérament mésotonique. Judicieusement, il nous fait « remarquer que dans cet Auteur laconique (…) la Partition Tempérée s’apprends plutôt par la pratique que par les plus grands discours ».
  • Le deuxième est le fait du « Sr.Vincent fameux Facteur d’Orgue à Rouen en 1712 ». Il s’agit d’une variation du tempérament proposé par Lambert Chaumont (Pièces d’orgue sur les 8 tons, publiées en 1695) dont le but est d’obtenir un sib et un la# “souffrable“,un mib et un ré# tolérables en inversant la valeur des quintes Do-fa ; Fa-sib ; Sib- mib accordées plus fortes .
  • Enfin, Corrette, au chapitre XXIII, propose « une nouvelle Combinaison qui à tres peu de partisans » : « cette Partition consiste a diminuer toutes les 5.tes de la valleur d’un 1/12 de comma, Comme cette diminution est très petite les 5.tes sont plus justes que dans la partition en usage, mais d’un autre côté les 3.ces sont trop fortes ce qui rend ce nouveau tempérament dur à l’oreille sur tout à l’Orgue ou les sons sont soutenus. » Il s’agit évidemment du tempérament égal. S’ensuit un discours sur les fondamentaux liés à la philosophie grecque, un passage pour expliquer le comma pythagoricien, qui oblige à tempérer les quintes sur le clavier (tiens, il ne parle pas du comma syntonique ?).Il conclut en prétendant que « Tous les praticiens tant à Paris que dans les pays étrangers suivent l’ancienne partition ». Dans L’Art du facteur d’orgue, daté de 1766, Don Bedos tient un discours similaire sur ces deux tempéraments : « L’un qu’on appelle l’ancien système, qui consiste à tempérer inégalement les quintes ; & le nouveau, selon lequel on affoiblit moins les quintes, mais toutes également. Les Mathématiciens ne se sont pas trouvés d’accord avec les Harmonistes Ceux-ci, ne consultant que la nature & l’oreille, n’ont pu goûter cette nouvelle Partition, qui leur a paru dure & moins harmonieuse que l’ancienne ». En note de bas de page, Don Bedos rectifie malicieusement : « elle est peut-être plus ancienne que l’autre, puisque le P. Mersenne dans sa seconde partie de l’Harmonie universelle, imprimée en 1637, la décrit & enseigne à la faire ».

En réalité si le tempérament mésotonique était tellement apprécié des facteurs et des musiciens, c’est que les tierces pures donnent une résultante fondamentale de 32 pieds qui fait sonner les instruments d’une manière incomparable. Amusez-vous à accorder un clavecin en tempérament égal puis en mésotonique et jouez des pièces appropriées, vous n’aurez pas besoin d’autres démonstrations.

Pour conclure, je voudrais que ces citations donnent envie de se plonger dans les traités anciens car c’est à travers ces textes que nous pouvons trouver l’esprit de ce temps et aussi remettre en cause nombre d’ idées reçues.

Emile Jobin.


[1Les ravalements les plus communs au XVIIIe consistaient à remplacer la mécanique des clavecins pour augmenter l’étendue des claviers et à ajouter un deuxième 8’ sur la gauche du chœur, quasiment à l’aplomb du 4’. Cette opération fit “mécaniquement“ descendre le diapason vers 405 Hz alors que celui des Ruckers transpositeurs (les plus aptes à ces transfomations) est estimé autour de 415 Hz.

[2Voir article M. Demeillez – E.Jobin « clavecins anciens et fac-similé » dans Annales de l’Association pour un Centre de Recherche sur les Arts du Spectacle au XVIIe et XVIIIe siècles (juin 2010).